Et Martinet s’éloigna, cherchant les coins les plus ténébreux.
Pold resta à son poste.
Et, pensant au traquenard dans lequel il comptait bien que tomberait l’Homme de la nuit et qu’il avait préparé de connivence avec sa mère, Martinet et Mme Martinet, il disait, d’une voix de menace:
– À guet-apens, guet-apens et demi!
Pendant ce temps; Martinet était arrivé aux Volubilis. Il courut jusqu’au salon où deux femmes l’attendaient. À son arrivée, elles se levèrent vivement.
– Eh bien? demanda Adrienne.
– Eh bien, l’Homme de la nuit est seul à l’auberge Rouge, avec Joe. Joe est en bas, dans la grande salle. Arnoldson attend dans une chambre, au premier étage.
– Partons! s’écria Adrienne.
– Madame! supplia Mme Martinet, songez que vous allez courir les plus grands dangers. Songez que vous n’avez plus à redouter cet homme, puisque Lily vous est rendue. Songez que vous pouvez maintenant ne plus aller à ce rendez-vous et que rien ne vous y force…
– Je ne songe qu’à une chose, fit Adrienne avec force, je ne songe qu’à nous venger!
Martinet intervint:
– Allons!… ma femme, assez de paroles, et sortons! Mme Lawrence a raison: si elle n’écrase pas le monstre, le monstre l’écrasera… L’occasion est bonne: profitons-en! Et, surtout, ajouta-t-il d’une voix très rude, surtout, toi, pas de faiblesse!… Si tu n’as pas le courage nécessaire, je ne te le pardonnerai jamais!…
– Soit tranquille, fit Mme Martinet lentement: j’aurai le courage nécessaire… Ce que j’en disais, c’était pour cette pauvre; Mme Lawrence…
Adrienne était déjà dans le jardin.
Mme Martinet jeta un châle sur ses épaules et la rejoignit.
Les deux femmes gagnèrent le bois par là route, ne cherchant nullement à se dissimuler.
À une centaine de pas, Martinet suivait, mais en prenant les mêmes précautions que précédemment pour n’être point aperçu.
Les deux femmes ne se parlaient point. Elles furent bientôt auprès de l’auberge. Elles passèrent le long du talus où était caché Pold.
D’un pas ferme, Adrienne, suivie de Mme Martinet, traversa la route et monta jusqu’à la porte de l’auberge.
De son poing fermé, elle frappa sur cette porte trois coups.
Une demi-heure environ avant que Martinet ne vînt, derrière le talus, surveiller l’auberge Rouge et ses hôtes de passage, Joe avait réintégré son domicile.
Après avoir ouvert la porte de son établissement avec force tours de clef, il pénétra dans la grande salle du rez-de-chaussée et jeta sur la table un modeste baluchon qu’il avait pour tout bagage.
Puis il regarda l’heure au cadran d’une énorme montre qu’il tira de son gousset. Après quoi il dit tout haut:
– Le maître n’arrivera pas avant une heure d’ici.
Il paraissait de fort méchante humeur et alluma sa bouffarde, une pipe en terre effroyablement culottée, avec des hochements de tête qui ne signifiaient rien de bon.
Puis il se balada à grandes enjambées dans la salle, poussa vers les solives du plafond des nuages de fumée et défonça quelque peu la paroi d’un buffet qu’il avait frappé de son poing.
– Ah! bien! il va être content le maître! Il va être content!…
Il n’y avait point de doute que le maître allait apprendre de mauvaises nouvelles et qu’il n’en serait point content du tout.
Trois quarts d’heure se passèrent ainsi, et Joe paraissait de plus en plus impatient de confier à son maître ces nouvelles qui le bouleversaient tant.
Martinet montait alors la garde derrière le talus, et ce n’est que trois heures plus tard que Pold devait venir l’y rejoindre.
Martinet, comme il l’avait dit à Pold, vit donc arriver Arnoldson. Joe vint à sa rencontre sur le seuil de son auberge; le salua bien bas et referma sa porte.
La porte n’était pas plus tôt refermée que Joe s’écriait:
– Ah! maître! je croyais bien que vous ne viendriez jamais!
– Et pourquoi tant d’impatience, mon ami? demanda Arnoldson.
– Maître! maître! il se passe des choses inouïes!…
– Vraiment? fit Arnoldson, de plus en plus calme à mesure qu’il voyait Joe de plus en plus excité… vraiment?… Et vous plairait-il, mon cher monsieur Joe, de nous dire quelles sont ces choses inouïes?…
– J’arrive de la demeure du prince…
– Oui-da! Voilà bien une vieille nouvelle et qui n’a rien d’effrayant, monsieur Joe… Il y a bien deux heures que vous êtes revenu de chez le prince… Vous ne pouviez rester là-bas, puisque vous aviez l’ordre de m’attendre ici…
– Maître, j’avais reçu également l’ordre de voir le prince… Or…
– Or?… interrogea Arnoldson.
– Or je ne l’ai point vu.
– Et où donc était-il? Mes ordres étaient fort précis. Quelle fut donc sa lubie de s’éloigner en un moment où j’ai tant besoin de lui?
– Où il était? Où il est? Nul ne le sait, maître…
– Joe, mon ami, tu es fou!
– Je vous dis, maître, que le prince a disparu…
– Ah! bah! On l’a enlevé sans doute? fit Arnoldson, incrédule.
– Ne riez pas! Ne riez pas, maître! Le prince est parti sans dire où il allait, sans dire si on le reverrait…
– Oh! oh! c’est donc si grave que cela, monsieur Joe? Vraiment, vous n’arrivez point à m’effrayer… Vos airs affolés me portent à rire… car je suis fort gai aujourd’hui et je vois tout en rose.
– Ah! il n’y a point de quoi être gai, maître. Je vous assure que le prince s’est enfui, entraînant avec lui…
– Et qui donc?
– Mais Lily!… Ils sont partis tous deux!… Ils ont fui tous deux!…
– C’est sans doute qu’il a voulu lui faire voir du pays, à la charmante enfant. Elle s’ennuyait chez le prince, et, comme Agra n’est point un méchant garçon, il aura eu pitié de son ennui… Rassure-toi, Joe: Lily est en notre pouvoir du moment où elle est au pouvoir du prince…
– Erreur, erreur, mon maître! Le prince Agra aime Lily!
Arnoldson s’arrêta devant Joe et lui dit, d’un ton sévère: