– Que prétendez-vous là, Joe?
– Ah! je prétends la vérité. Et apprenez toute la vérité: le prince adore Lily…
– C’est impossible!…
– Demandez-le à ceux qui les ont vus, suivis, espionnés pendant ces huit jours. Le prince aime Lily. Ils vous le diront tous.
– Par l’enfer! s’écria l’Homme de la nuit, tu mens, Joe!
– Maître, c’en est fait de moi si je mens! Mais je vous dis que vous êtes trahi et que le prince ne songe plus qu’à son amour… et qu’il a tout oublié, hors cet amour.
Arnoldson cria:
– Tu m’apportes là des nouvelles fabuleuses. Agra se laisser prendre à un regard de femme? À quoi donc m’auraient servi les vingt années que j’ai consacrées à l’éducation de son cœur?… Tu es fou!…
– Maître… j’ai dit toute la vérité!…
Arnoldson se tut un instant. Il se promena fébrilement par la pièce, puis il dit:
– En admettant même qu’il aime cette enfant… il n’oubliera pas qu’il a un devoir sacré à remplir…
Joe fit:
– Maître, si vous m’aviez laissé tout vous dire, vous sauriez déjà que le prince Agra n’ignore plus que, s’il doit venger sa mère, c’est sur vous qu’il la vengera!
– Allons, allons, Joe, parle, puisque tu sais tant de choses…
– Eh bien, écoutez-moi… Le prince Agra n’est point le seul qui nous trahit, maître…
«Il y a encore Harrison… Oui, c’est Harrison qui a tout appris au prince… C’est lui qui l’a renseigné sur le mystère de sa naissance… c’est lui qui lui a prouvé que vous l’aviez trompé en rejetant sur les Lawrence un crime que vous avez été seul à commettre… N’était-il point au courant de tout? Il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné la mère, il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné l’enfant. Il a tout dit…»
– Et pourquoi Agra l’a-t-il cru? rugit l’Homme de la nuit.
– Parce qu’on croit toujours un homme qui va mourir.
– Harrison est donc mort?
– Il est mort, oui, mon maître… Il s’est tué. Il est mort dans les bras du prince Agra. Il s’est tué de dégoût pour la vie…
La colère d’Arnoldson atteignait la fureur.
– Ah! l’imbécile! cracha-t-il.
– Quelques heures après la mort d’Harrison, le prince quittait son château avec Lily… On ne sait ce qu’ils sont devenus…
Soudain, Arnoldson éclata d’un rire terrible…
– Qu’ils s’aiment donc! Que veux-tu que cela me fasse, à moi?… Ils sont partis certainement pour quelque Côte d’Azur où ils s’aimeront… qu’ils y restent! Je te jure que je saurai les retrouver quand la fantaisie m’en prendra. Et je leur apprendrai à mieux connaître l’Homme de la nuit.
Arnoldson rit encore…
– Est-ce que cela empêchera la mère de Lily de venir me trouver ce soir, Joe?… Le crois-tu?… Joe! que le prince aime la fille… tu sais bien que rien au monde ne m’empêchera d’aimer la mère!…
Et l’Homme de la nuit ajouta, d’une voix sinistre:
– Elle se dévouera, cette nuit, à une cause perdue d’avance… Tu ne trouves pas, Joe… que c’est mieux ainsi?… et que, dans quelques minutes, quand je l’aurai, dans mes bras, alors que je saurai sa fille dans les bras d’un autre, je n’aurai vraiment plus rien à désirer sur cette terre et qu’il ne me restera plus qu’à mourir de joie?
Arnoldson se dirigea vers l’escalier qui montait au premier étage et dit:
– Vois-tu, Joe… on croit me trahir. On me sert tout de même!
Arnoldson, montrant de son index le plafond, ajouta:
– Je l’attends là-haut! Voilà une nuit qui va me faire oublier vingt années de torture!…
Et Arnoldson gravit lentement l’escalier qui le conduisit dans cette chambre dont on voyait la fenêtre, éclairée, dans là nuit.
VIII DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNE COMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGE QU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE
Arnoldson avait longtemps attendu Adrienne, et Martinet avait pu juger de son impatience. Il passait, en effet, et repassait devant la fenêtre, accélérant sa marche et répétant ses gestes d’ennui.
C’est alors qu’il avait appelé Joe, et que celui-ci était venu le rejoindre au premier étage.
– Elle devrait être déjà arrivée! s’écria l’Homme de la nuit.
– C’est bien mon avis, avait fait Joe, et il est vraiment surprenant que nous ne l’ayons pas encore vue.
– Se douterait-elle de quelque chose?
– Ce n’est guère possible. Il y a à peine vingt-quatre heures que le prince s’est enfui avec Lily… À moins que le prince ne l’ait prévenue lui-même… Mais c’est fou!… Le prince ne va pas prévenir la mère qu’il lui prend sa fille!…
– Et ici, interrogea l’Homme de la nuit, il ne s’est rien passé de suspect?
– Que voulez-vous qu’il se soit passé?… Quant à moi, j’arrive de voyage et je n’ai rien appris qui puisse nous donner des inquiétudes. Je sais seulement que Martinet et sa femme sont venus rejoindre, depuis hier, Mme Lawrence aux Volubilis.
– Les Martinet sont aux Volubilis? Ce ne sont pas ces petits commerçants qui vont me gêner!
– Qui donc redoutez-vous ici?
– Que sais-je?… Au fond, la seule chose que je redoute, c’est qu’un messager de malheur ne soit venu apprendre à Adrienne que je ne dispose plus de sa fille. Alors… alors, cela m’expliquerait son absence… cela m’expliquerait qu’elle ne vient pas, n’ayant plus rien à redouter de moi. Si cela était!… Le prince me le paierait cher… très cher!…
– Le prince ne songe qu’à ses amours, maître!
Tout à coup, l’Homme de la nuit s’écria:
– Victoire!… La voilà!
Et sa main, tendue vers la fenêtre, montrait sur la route, illuminée de clair de lune, Adrienne, qui se dirigeait vers l’auberge Rouge, accompagnée de Mme Martinet.
– Ah! s’écria Joe, la voilà! Mais elle n’est pas seule… Vous voyez bien la Martinet…
– Oui, oui, je la vois. Eh bien, mon vieux Joe, tu la conserveras pour toi. Garde-la bien, en bas, dans la salle. Arrange-toi avec elle comme bon te semblera. Fais-en ce qu’il te plaît…
– Entendu, maître, et comptez sur moi.
Là-dessus, Joe était précipitamment descendu. Quelques instants plus tard, on frappait à la porte de l’auberge. Joe alla ouvrir et salua les deux visiteuses.