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Le salon était encore une rotonde transparente. Duncan Chalk était un fanatique de cette école d’architecture : que les gens voient les étoiles, mais qu’ils aient chaud ! Les rafales précipitaient les flocons sur le dôme et les en chassaient aussitôt. La main de Lona était glacée dans celle de Minner. Le rythme de la musique s’exacerbait. Les régulateurs thermiques qui remplaçaient les glandes sudoripares de Burris étaient soumis à rude épreuve. Serait-il capable de soutenir cette cadence vertigineuse ? N’allait-il pas trébucher ?

L’orchestre s’interrompit.

Le couple de tout à l’heure les rejoignit. La femme souriait. Lona lui lança un regard venimeux.

— M’accorderez-vous la prochaine danse ? demanda la femme à Burris avec l’assurance tranquille des gens cousus d’or.

Minner avait essayé de ne pas tomber dans ce piège, mais maintenant, refuser serait un manque de tact, et cela allait jeter de l’huile sur le feu de la jalousie de Lona. La sonorité grêle et flûtée du hautbois appela les danseurs. Burris enlaça la femme, laissant Lona, les traits figés, entre les mains du vieil industriel.

Sa cavalière était une danseuse hors ligne. On aurait dit que ses pieds ne touchaient pas le sol. Diabolique, elle épuisait Burris. Ils flottaient littéralement au-dessus de la piste. La cadence était si rapide que, bien que sa vision fût pour ainsi dire instantanée, Minner ne voyait plus Lona. La musique l’assourdissait. Le sourire de la femme était trop éclatant.

— Vous êtes un merveilleux partenaire, lui dit-elle. Vous possédez une puissance… un sens du rythme…

— Je n’avais jamais fait tellement d’étincelles comme danseur avant Manipool.

— Manipool ?

— La planète où je… où on m’a…

Elle n’était pas au courant. Pourtant, Burris était persuadé que toutes les personnes présentes connaissaient son histoire. Mais peut-être que ces nababs ne suivaient pas avec beaucoup d’attention les actualités vidéo. Ils ignoraient son infortune. Selon toute vraisemblance, la femme ne s’était posé aucune question en le voyant. Elle ne s’était pas demandé un seul instant pourquoi il avait cette tête-là. Il ne s’agissait certainement pas de savoir-vivre : elle s’intéressait moins à lui qu’il ne l’avait cru, tout simplement.

— C’est sans importance, laissa-t-il tomber.

Comme ils entamaient un nouveau tour de piste, il aperçut enfin Lona. En train de quitter le salon. L’industriel abandonné avait l’air de ne pas en revenir.

Burris s’arrêta. La femme lui lança un coup d’œil interrogateur.

— Excusez-moi. Elle a peut-être un malaise.

Lona n’avait pas le moindre malaise : elle boudait. Il la rejoignit dans la chambre. Elle était à plat ventre sur le lit. Quand il posa la main sur son dos découvert, elle frissonna et se rétracta. Il était incapable de lui dire quoi que ce soit. Ils firent lit à part et, quand il rêva de Manipool, il parvint à étouffer les hurlements qui s’apprêtaient à sortir de sa gorge et attendit, dressé sur son séant, rigide, que la vague de terreur reflue.

Le matin venu, ni l’un ni l’autre ne firent allusion à cet épisode.

Ils firent une visite guidée à bord d’un traîneau à moteur. Le complexe hôtellerie-spatiodrome de Titan était situé presque au centre d’une cuvette aux dimensions réduites ceinturée de hautes montagnes. Comme sur Luna, les sommets auprès desquels l’Everest aurait fait piètre figure étaient innombrables. Que des planètes aussi petites pussent s’enorgueillir de cimes pareilles était incongru, mais c’était comme ça. À quelque cent cinquante kilomètres à l’est de l’hôtel se dressait le glacier Martinelli, gigantesque coulée de glace descendant des himalayas locaux. Il s’achevait par l’improbable cataracte gelée de renommée galactique. Quiconque se rendait sur Titan se devait de la visiter. Burris et Lona la visitèrent donc.

Il y avait, en chemin, des panoramas que Minner trouva plus prodigieux. Les nuages de méthane tourbillonnants et les aigrettes d’ammoniac congelé qui ornaient les pics leur donnaient l’aspect des montagnes des rouleaux Song. Sans parler du noir lac de méthane qui se trouvait à une demi-heure du dôme. Ses molles profondeurs étaient habitées par des animalcules opiniâtres, ressemblant plus ou moins à des mollusques et à des arthropodes – plutôt moins que plus – équipés pour pouvoir respirer et boire le méthane. La vie sous quelque forme que ce fût était exceptionnelle dans le système solaire et la vue de ces spécimens d’une rareté insigne dans leur habitat naturel fascinait Burris. Ces êtres se nourrissaient des roseaux qui poussaient au bord du lac, végétaux gélatineux d’une lividité cadavérique, qui prospéraient admirablement sous ce climat infernal.

Ils arrivèrent à la cataracte gelée, étincelant de son éclat bleuté à la lumière de Saturne flottant dans un vide immense. Tout le monde poussa les exclamations admiratives de rigueur, mais personne ne descendit du traîneau, car le vent soufflait avec rage et on ne pouvait pas être absolument sûr que les combinaisons respiratoires étaient d’une efficacité totale dans cette atmosphère corrosive.

Le groupe fit le tour de la cataracte, buvant des yeux les scintillantes arcades de glace. Mais le guide lui fit part d’une mauvaise nouvelle : « On rentre ! Une tempête s’annonce. »

Elle éclata bien avant que l’on eût atteint la sécurité du dôme. Il commença d’abord par pleuvoir – un crachin d’ammoniac qui tambourinait sur le toit du traîneau. Puis la tourmente charria des nuages de neige – une neige formée de cristaux d’ammoniac. Le véhicule avançait avec difficulté. C’était la première fois que Burris voyait de la neige tomber aussi dru, aussi brutalement. Le vent la brassait, la barattait, faisait naître des cathédrales, des forêts. Tant bien que mal, le traîneau évitait des dunes inattendues, contournait des barrières imprévues. Les voyageurs demeuraient pour la plupart imperturbables. La splendeur de la tempête leur arrachait des exclamations admiratives. Mais Burris, qui savait qu’ils risquaient fort de s’enliser, s’enfermait dans un silence morose. L’air commençait à s’appauvrir et il avait une saveur désagréablement acide. Les gaz d’échappement des moteurs surmenés envahissaient la cabine. C’est mon imagination qui me joue des tours, se disait-il. Et il s’efforçait d’apprécier la somptuosité de la tempête.

Néanmoins, grand fut son soulagement quand il retrouva enfin la chaleur et la sécurité du dôme.

Presque aussitôt après le retour, une nouvelle querelle éclata. Une querelle qui avait encore moins de raison d’être que toutes celles qui l’avaient précédée mais qui, très vite, s’envenima.

— Tu ne m’as pas regardée une seule fois pendant toute la promenade, Minner.

— J’ai regardé le paysage. C’était pour cela qu’on faisait l’excursion.

— Tu aurais pu me prendre par la main. Tu aurais pu me sourire.

— Je…

— Je t’assomme donc tellement ?

Burris en avait assez de battre en retraite.

— Exactement ! Tu me barbes, tu es une petite fille emmerdante et ignorante ! Toutes ces splendeurs, c’est des perles aux pourceaux pour toi ! Tu n’apprécies rien. Ni la gastronomie, ni les beaux vêtements, ni l’amour, ni les voyages…

— Et toi, tu n’es qu’un monstre hideux !

— Eh bien, à nous deux, nous faisons la paire.

— Je suis un monstre, moi ? s’exclama-t-elle d’une voix perçante. En tout cas, ça ne se voit pas. Moi, au moins, je suis un être humain. Mais qu’est-ce que tu es, toi ?

Ce fut à ce moment qu’il se jeta sur elle.

Ses doigts à l’épiderme lisse se nouèrent autour de la gorge de Lona. Elle se débattit, le frappa de ses poings, lui laboura les joues de ses ongles acérés mais sans pouvoir déchirer sa peau. Cela ne fit que le pousser à bout. Burris la tenait dans sa poigne de fer, la secouait en tous sens. La tête ballottait, mais elle n’arrêtait pas de ruer et de cogner. Tous les sucs de la colère se bousculaient dans les veines de Minner.