Выбрать главу

— Ne lui parlez pas encore de la fille.

— Bien sûr que non.

— Vous avez bien manœuvré, Bart. Je peux me fier à vous. Vous le savez. L’enjeu de cette affaire est énorme mais vous ferez du bon travail comme d’habitude.

Chalk sourit. Aoudad sourit. Le sourire de l’un était une arme, celui de l’autre une défense. Chalk captait les émanations qu’exhalait Bart. Dans les profondeurs de son organisme, des glandes closes sécrétaient leurs sucs et il réagissait à la gêne d’Aoudad par des frissons de plaisir. L’incertitude flottait derrière les yeux glacés de Bart. Cependant, Chalk n’avait pas menti : il avait réellement foi dans le savoir-faire de son collaborateur en ce domaine. C’était Aoudad qui n’avait pas foi en lui et les bonnes paroles de son maître ne faisaient que remuer un peu plus le couteau dans la plaie. C’était là une des tactiques que Chalk avait maîtrisées depuis belle lurette.

— Où est Nick ? demanda-t-il.

— Il est sorti. Je crois qu’il piste la fille.

— Il a failli tout faire capoter, l’autre nuit. Elle s’est rendue à l’Arcade mais n’était pas suffisamment protégée. Je ne sais quel imbécile lui a mis le grappin dessus. Heureusement pour Nick, elle a résisté. Je la garde en réserve.

— Oui. Naturellement.

— Bien entendu, personne ne l’a reconnue. On l’a oubliée. L’année dernière, elle était au pinacle mais, aujourd’hui, elle n’est plus rien. N’empêche que, avec un peu d’adresse, on peut en tirer une bonne histoire et si un ignorant pose ses pattes sales sur elle, nous pourrons en faire notre deuil. Nick devrait la surveiller de plus près. Je le lui dirai. Vous, occupez-vous de Burris.

Aoudad sortit en toute hâte et Chalk se mit à fredonner nonchalamment. Il était satisfait. Ça marcherait. Le public raffolerait de cette idylle. Il y aurait gros à gagner. Certes, Chalk n’avait guère besoin d’arrondir encore sa fortune. L’argent avait été une de ses motivations, autrefois, mais ce n’était plus le cas. Et accroître encore sa puissance ne l’excitait plus tellement. En dépit de ce que l’on racontait, celle qu’il avait acquise lui suffisait amplement et il aurait volontiers cessé de la développer à condition d’être sûr de conserver ce qu’il avait. Non, c’était quelque chose d’autre, quelque chose de plus profond qui lui dictait, à présent, ses décisions. Quand l’amour de l’argent et l’amour de la puissance sont l’un et l’autre assouvis, reste l’amour de l’amour. Chalk ne cherchait pas l’amour là où le trouvaient les autres, mais il avait ses besoins. Peut-être que Minner Burris et Lona Kelvin seraient capables de les satisfaire. Catalyse. Synergie. Après, on verrait.

Il ferma les yeux.

Il était nu, il flottait, il dérivait dans une mer turquoise. De hautes vagues déferlaient sur ses flancs lisses et blancs. Sa gigantesque masse se déplaçait aisément, car dans le giron de l’océan, il ne pesait plus rien. Là, la gravité ne faisait pas ployer ses os. Là, il était vif et prompt. Il tournoyait, décrivait des cercles, faisait parade de son agilité dans l’eau. Des dauphins, des calmars, des marsouins folâtraient autour de lui. Le poisson-lune qui l’escortait, solennel et stupide, paraissait bien petit, en dépit de sa taille, à côté de la resplendissante et titanesque créature qu’il était.

Il aperçut des bateaux à l’horizon. Des hommes s’approchaient de lui, debout, menaçants. Il était devenu gibier. Chalk éclata d’un rire tonitruant. Maintenant, les embarcations étaient tout près. Il pivota sur lui-même et nagea dans leur direction, les guidant, les invitant à faire leur sale besogne. Il filait entre deux eaux à peu de distance de la surface, tache laiteuse et moirée dans la lumière de midi. Des geysers retombaient en nappes cascadantes sur son dos.

Quand il fut presque arrivé à la hauteur des bateaux, il pivota. Ses puissantes nageoires sabraient l’eau. Un esquif fut catapulté dans les airs, se brisa comme petit bois et ses occupants, agitant leurs bras comme des fléaux, coulèrent à pic. Un effort de ses muscles puissants le propulsa loin de ses poursuivants. Il cracha un majestueux jet d’eau pour célébrer sa victoire et piqua, sondant joyeusement les profondeurs abyssales. Quelques instants plus tard son corps blanchâtre disparut au sein d’un royaume interdit à la lumière.

Laisse-moi mourir, mère de miséricorde

— Tu devrais sortir de cette chambre, suggéra l’apparition d’une voix douce. Te montrer. Affronter le monde extérieur. Tu n’as rien à craindre.

— Encore toi ! grommela Burris. Ne me laisseras-tu donc jamais tranquille ?

— Comment pourrais-je t’abandonner ? répliqua son autre moi.

Burris scruta l’obscurité qui s’épaississait. Il avait pris trois repas aujourd’hui. Aussi, c’était peut-être la nuit. Mais il n’en était pas sûr. Et il s’en moquait. Un déversoir phosphorescent lui fournissait toute la nourriture dont il avait besoin. Ceux qui avaient modifié son corps avaient perfectionné son appareil digestif sans lui apporter, cependant, de modifications fondamentales. Un maigre bienfait, à son avis. Néanmoins, il pouvait absorber des aliments terrestres. Dieu seul savait d’où venaient ses enzymes mais c’étaient toujours les mêmes. La rennine, la pepsine, les lipases, l’amylase pancréatique, la trypsine, la ptyaline – toute l’équipe diligente était à l’œuvre. Mais qu’était devenu son petit intestin ? Quel avait été le sort de son duodénum ? De son jéjunum et de son iléon ? Qu’est-ce qui remplaçait son mésentère et son péritoine ? Il ne restait plus trace de ces organes mais la rennine et la pepsine continuaient de faire leur travail. Tel avait été le verdict des médecins terrestres qui l’avaient examiné. Burris était convaincu qu’ils l’auraient disséqué avec allégresse pour connaître les secrets qu’il recelait dans tous leurs détails.

Mais pas encore. C’était prématuré. Cela finirait de cette façon mais pas tout de suite.

Le fantôme de son ancienne félicité ne se dissipait pas.

— Regarde-toi, lui dit Burris. Tes paupières battent stupidement de haut en bas. Tes yeux sont rudimentaires. Tes narines aspirent des cochonneries qu’elles font entrer dans ta gorge. Je suis considérablement amélioré par rapport à toi.

— C’est évident. Et c’est pourquoi je te conseille de sortir pour te faire admirer par l’humanité.

— L’humanité a-t-elle jamais admiré les modèles perfectionnés d’elle-même ? Le pithécanthrope a-t-il courbé l’échine devant les premiers Néandertaliens ? L’homme de Néandertal a-t-il applaudi les Aurignaciens ?

— L’analogie est fausse. Tu n’as pas évolué à partir d’eux, Minner. Ta transformation est due à des moyens externes. Les gens n’ont aucune raison de te haïr sous prétexte que tu es tel que tu es.

— Ils n’ont pas besoin de haïr, seulement de regarder. D’ailleurs, je souffre. Il m’est plus facile de rester enfermé.

— La douleur est-elle vraiment aussi insupportable ?

— On s’y fait mais chaque mouvement me déchire. Les Choses ont agi de manière purement expérimentale. Elles ont fait quelques petites erreurs. Chaque fois que l’alvéole supplémentaire de mon cœur se contracte, ma gorge se serre. Mes viscères lustrés et perméables laissent passer la nourriture et ça me fait mal. Je devrais me supprimer. Ce serait la seule délivrance.

— Cherche une consolation dans la littérature, lui conseilla l’apparition. Lis. Tu lisais, autrefois. Tu étais un homme d’une grande culture, Minner. Trois mille ans de littérature sont à ta disposition. Dans toutes les langues. Homère, Chaucer, Shakespeare.

Burris contempla le visage serein de l’homme qu’il avait été et récita :