Des gens de Deux-Rivières ? Alors qu’ils ne se laissaient pas impressionner par maître Luhhan, un membre éminent du Conseil et un colosse capable de prendre n’importe quel villageois par le col et de l’envoyer valser dans les airs ? Franchement, il ne fallait pas rêver…
Perrin accompagna pourtant Haral jusqu’à la forge qu’il avait installée dans une remise construite à la hâte, non loin de la place Verte. Six hommes se massaient effectivement autour des enclumes récupérées dans l’atelier incendié par les Capes Blanches. Un septième actionnait distraitement l’énorme soufflet de la forge, histoire d’entretenir le feu. Indigné, le forgeron le fit déguerpir en beuglant comme un veau.
À sa grande surprise, Perrin n’eut pas besoin de recourir d’une façon ou d’une autre à sa nature de ta’veren capable d’infléchir le tissage de la Trame. Dès qu’il eut déclaré très calmement que maître Luhhan était très occupé, les villageois partirent sans insister. Alors qu’il lui aurait sans doute suffi de tenir le même discours, le forgeron serra la main de son ancien apprenti et le remercia profusément.
Se penchant sur sa selle, Perrin saisit un des clients déboutés par l’épaule. Après lui avoir demandé son nom – chauve comme un œuf, le type s’appelait Get Eldin – il le pria de rester et de repousser fermement tous les fâcheux qui auraient encore l’idée de déranger maître Luhhan. Alors qu’il aurait pu être le grand-père de Perrin, le fermier acquiesça gravement et se campa à l’entrée de la forge où Haral avait déjà repris le travail.
Avec la satisfaction du devoir accompli, Perrin s’apprêta à filer avant que Faile lui retombe sur le dos. Hélas, Bran al’Vere apparut alors, plat à barbe sur la tête et lance à l’épaule, et se précipita vers le jeune « général ».
— Perrin, il faut trouver un moyen de faire revenir plus vite les bergers et les bouviers, en cas d’attaque. Même en envoyant les gars les plus rapides à la course, Abell n’a pas réussi à récupérer la moitié de ces braves types avant l’assaut des Trollocs.
Un problème très facile à résoudre. Se souvenant du vieux bugle au métal noirci par les ans que Cenn Buie gardait dans son salon, Perrin le réquisitionna et imagina un signal – trois longues sonneries – que le plus éloigné des bergers entendrait sauf s’il était sourd. Une chose en entraînant une autre, l’instrument servirait aussi à indiquer aux hommes de gagner leur poste de combat le plus vite possible.
Du coup, une autre question se posa : Comment savoir qu’une attaque était imminente ? Bain, Chiad et les Champions étaient à l’évidence les plus qualifiés pour jouer les éclaireurs, mais quatre « sentinelles avancées » ne suffiraient pas. La solution, encore une fois, ne fut pas très difficile à trouver. Une fois sélectionnés les meilleurs guides forestiers et les meilleurs pisteurs disponibles, il faudrait leur fournir des chevaux afin qu’ils puissent atteindre le village longtemps avant les éventuels Trollocs qu’ils repéreraient.
Cette affaire expédiée, Perrin dut s’occuper du « cas Buel Dowtry ». Le vieil artisan au nez presque aussi pointu que l’extrémité de ses projectiles n’ignorait pas que les fermiers fabriquaient leurs propres flèches, et ça ne le choquait pas. En revanche, il refusait fermement toute aide des villageois, comme s’il avait pu, à lui tout seul, remplir la totalité des carquois en souffrance. Sans trop savoir comment, Perrin réussit à amadouer le vieil homme. Lorsqu’il le quitta, Buel, rayonnant, expliquait à une dizaine d’adolescents la meilleure façon de composer et de coller les empennages en plumes d’oie.
Edward Candwin, le tonnelier râblé, avait un problème très différent. Avec tant de gens au village, tous ayant bien entendu besoin d’eau, il lui aurait fallu des semaines pour produire tous les seaux et les tonneaux qu’on lui commandait. Perrin n’eut aucun mal à lui trouver des assistants, au moins pour chanfreiner les lattes de bois, mais cette intervention lui prit du temps, comme toutes les autres.
Dès que les gens avaient un problème ou se posaient des questions, découvrit-il, ils trouvaient naturel de s’adresser à lui.
Où devait-on brûler les cadavres des Trollocs ? Était-il envisageable de retourner dans les fermes encore intactes pour récupérer tout ce qui avait de la valeur ?
À cette question spécifique, et très fréquente, car les colonnes de fumée inquiétaient beaucoup les réfugiés, Perrin répondit chaque fois par un « non » ferme et définitif. Face à d’autres demandes, il se contenta le plus souvent d’approuver la suggestion que son interlocuteur lui soumettait. Tout bien pesé, il eut rarement besoin de mettre à contribution son imagination et son intelligence. Mais même s’ils savaient parfaitement que faire, les gens continuaient à se référer à lui comme à l’autorité suprême.
Quelle mouche les avait donc piqués ?
Dannil, Ban et les autres rejoignirent Perrin et insistèrent pour chevaucher derrière lui en arborant leur fichu étendard – comme si le modèle géant qui flottait au-dessus de la place Verte n’avait pas suffi ! Pour s’en débarrasser, Perrin les envoya veiller sur les hommes qui continuaient à abattre des arbres à la lisière (en perpétuel mouvement) du bois de l’Ouest. Apparemment, Tam avait raconté aux jeunes héros l’histoire des Compagnons, des soldats illianiens qui suivaient partout le chef de l’armée et participaient à toutes les batailles les plus violentes. Si même Tam s’y mettait !
Ses « Compagnons » obéirent, emportant avec eux l’affreux étendard. Un soulagement, parce que leur « général » se sentait particulièrement crétin avec ce chiffon au-dessus de la tête.
Au milieu de la matinée, Luc déboula dans le village, authentique incarnation blonde de l’arrogance. Hautain, il hocha à peine la tête en réponse aux quelques vivats qui saluèrent son arrivée. Des vivats ? En quel honneur ? La Lumière seule le savait…
Venu avec un trophée, Luc le sortit d’un sac de toile et le planta au bout d’une pique, au milieu de la place Verte. La tête sans yeux d’un Myrddraal, exposée à la curiosité des villageois. Enclin à la condescendance mais relativement modeste, Luc glissa quand même discrètement qu’il avait lui-même tué le Blafard lors d’un affrontement contre une bande de Trollocs. Impressionnés, ses admirateurs l’emmenèrent voir le « champ de bataille » (selon leurs propres termes) où des chevaux traînaient les carcasses des monstres vers de grands bûchers d’où montaient déjà d’épaisses colonnes de fumée noire.
Luc se montra ouvertement admiratif, même s’il émit une ou deux critiques sur la façon dont Perrin avait disposé ses forces. Car selon les villageois, c’était lui qui avait organisé les défenses et donné tous les ordres. Une étrange façon d’écrire l’histoire, mais qu’y faire ?
Croisant Perrin, Luc le gratifia d’un grand sourire paternaliste.
— Tu as fait du très bon travail, mon garçon. La chance était de ton côté, c’est vrai, mais il ne faut pas avoir honte de la bonne fortune des débutants.
Dès que Luc eut gagné sa chambre, à l’auberge, Perrin fit retirer et enterrer la tête. Selon lui, ce n’était pas un spectacle pour les gens de Deux-Rivières, et en particulier pour les enfants.
De problème en solution et de question en réponse, le soleil arriva à son zénith et l’estomac de Perrin, vide depuis trop longtemps, se manifesta par une série de gargouillis revendicatifs.
— Maîtresse al’Caar, répondit Perrin, très las, à la femme qui s’accrochait presque à son étrier, bien sûr que les enfants peuvent jouer partout dans le village, tant que quelqu’un les surveille pour les empêcher d’en sortir. Enfin, vous savez bien ce genre de choses ? Et en matière d’enfants, vous êtes dix fois plus experte que moi. Sinon, comment avez-vous fait pour élever vos quatre petits ?