Un type au visage émacié cessa d’approcher « furtivement » quand Nynaeve leva à deux mains sa douve de tonneau.
— C’est bien pour ça qu’elles sont faites, non ?
Le regard furieux de l’ancienne Sage-Dame avait sans doute contribué à la soudaine prudence du sale personnage. Cherchant dans son dos les tresses brunes qui remplaçaient sa natte, Nynaeve ne put s’empêcher de maugréer. Une nouvelle fois, Elayne se demanda quand sa compagne s’habituerait enfin à sa nouvelle coiffure.
— Et les pieds, eux, sont faits pour marcher, reprit Nynaeve. Transportées comme des cochons qu’on conduit à la foire, comment pourrions-nous explorer la ville et poser des questions ? Dans une chaise, je me sentirais complètement idiote. Et je préfère me fier à mon intelligence qu’à des cerbères que je ne connais pas.
Elayne était sûre que Bayle Domon aurait pu leur fournir des hommes de confiance. En tout cas, le Peuple de la Mer l’aurait fait. La Fille-Héritière regrettait que le Voltigeur des Flots ait appareillé, mais la Maîtresse des Voiles et sa sœur avaient absolument tenu à gagner Dantora puis Cantorin pour annoncer l’avènement du Coramoor.
Avec une vingtaine de gardes du corps, Elayne se serait sentie parfaitement à l’aise.
Devinant plus qu’elle ne sentit que quelqu’un s’en prenait à sa bourse, elle plaqua une main dessus et, de l’autre, leva son arme en se retournant vivement. Autour d’elle, la foule s’écarta par réflexe, personne ne se souciant vraiment de ce qui se passait, et Elayne ne vit pas trace du coupe-bourse supposé. Au moins, sentit-elle sous ses doigts, son argent était toujours là. Inspirée par Nynaeve, la Fille-Héritière portait désormais sa bague au serpent et son anneau de pierre en pendentif. Une saine précaution, après avoir pour la première fois failli se faire délester d’une bourse. Après cinq jours à Tanchico, elle s’en était fait voler trois. Vingt gardes du corps, oui. Et un carrosse avec des rideaux aux fenêtres !
Reprenant son chemin aux côtés de Nynaeve, Elayne souffla :
— Et nous ne devrions pas porter ces robes… Je me souviens d’une époque où tu m’avais affublée d’une tenue de paysanne.
— C’est un très bon déguisement. Avec ces robes, nous nous fondons dans la masse.
Elayne eut un soupir accablé. Des robes plus ordinaires se seraient encore mieux « fondues dans la masse », mais Nynaeve, même si elle ne l’aurait admis pour rien au monde, avait pris goût aux jolies tenues de soie. Elayne, pour sa part, ne partageait pas cet enthousiasme. Tant qu’elles ne parlaient pas, on les prenait pour des Tarabonaises, il fallait le reconnaître. Mais même avec son col de dentelle au ras du cou, sa robe verte moulante lui donnait l’impression d’en révéler sur son anatomie beaucoup plus qu’elle ne l’aurait voulu, et particulièrement en public. Désormais blasée, Nynaeve avançait dans la rue bondée comme si personne ne les regardait. Pour être honnête, elle avait peut-être raison – si on les regardait, ce n’était sûrement pas à cause de leurs tenues –, mais le sentiment d’être reluquée demeurait, et il n’avait rien de plaisant.
Leurs chemises de nuit auraient été à peu près aussi décentes ! Les joues rouges, la Fille-Héritière tenta de ne pas penser à la façon dont la soie collait à ses courbes.
Assez ! Tu es parfaitement présentable ! Parfaitement, oui !
— Ton Amys t’a-t-elle dit quelque chose qui pourrait nous aider ?
— Je t’ai tout répété…
Elayne soupira de nouveau. Nynaeve l’avait tenue éveillée une bonne partie de la nuit pour lui parler de la Matriarche qui était avec Egwene dans le Monde des Rêves. Le matin, au petit déjeuner, elle était repartie sur le même sujet.
Les cheveux tressés – pour une raison inconnue –, Egwene avait paru de très mauvaise humeur. Jetant des regards noirs à la Matriarche, elle s’était contentée de dire que Rand allait bien et qu’Aviendha veillait sur lui. La Matriarche aux cheveux blancs, en revanche, avait débité un interminable sermon sur les dangers de Tel’aran’rhiod. Elayne s’était crue revenue à ses dix ans, le jour où Lini l’avait surprise en train de voler des confiseries en pleine nuit.
Amys avait enchaîné sur des conseils de prudence. La concentration et le contrôle de ses propres pensées étaient essentiels quand on entrait dans le Monde des Rêves. D’accord, mais comment contrôler ce qu’on pensait ?
— J’aurais pourtant juré que Perrin était avec Mat et Rand.
La plus grande surprise de la nuit, après l’irruption d’Amys dans le rêve. D’autant plus qu’Egwene avait apparemment pensé que le jeune homme était avec Nynaeve et elle.
— Il a probablement filé avec cette fille, dit Nynaeve. Quelque part où il pourra tranquillement exercer son métier de forgeron.
Elayne secoua la tête.
— Voilà qui m’étonnerait…
Au sujet de Faile, elle avait un tombereau de soupçons. Si la moitié étaient avérés, cette fille n’avait sûrement pas pour ambition d’être l’épouse d’un forgeron.
Agacée, Elayne recracha de nouveau son voile.
— Eh bien, où qu’il soit, fit Nynaeve en tripotant nerveusement ses tresses, j’espère qu’il va bien. Mais il n’est pas ici, et il ne peut pas nous aider. As-tu demandé à Amys si elle connaît un moyen d’utiliser Tel’aran’rhiod pour… ?
Vêtu d’une veste marron élimée, un colosse à la calvitie naissante jaillit de la foule et tenta de ceinturer Nynaeve. Frappant avec sa douve de bois qui zébra l’air comme la lanière d’un fouet, l’ancienne Sage-Dame toucha son adversaire au visage, l’envoyant valdinguer en arrière avec le nez en sang.
Alors qu’Elayne reprenait son souffle après avoir crié de surprise, un autre type – un moustachu aussi costaud que le premier agresseur – la poussa sans ménagement pour bondir sur Nynaeve.
La Fille-Héritière en oublia d’avoir peur. Serrant les mâchoires de rage, elle abattit sa propre douve sur la tête du mufle et mit dans ce mouvement toute sa force et son indignation. Les jambes du moustachu se dérobèrent, et il bascula en avant, tombant tête la première sur le sol.
Comme toujours, la foule s’écarta, car personne ne voulait se mêler des ennuis des autres. Et encore moins voler au secours de deux pauvres femmes.
Deux pauvres femmes qui allaient avoir rudement besoin d’aide, constata Elayne. L’homme que Nynaeve avait frappé était toujours debout. Du sang ruisselant de son nez, il affichait un sourire mauvais et s’assouplissait les mains comme s’il s’apprêtait à étrangler quelqu’un. Pour ne rien arranger, il n’était pas seul. Sept autres ruffians encerclaient les deux femmes, leur interdisant de fuir. Tous étaient taillés en force et arboraient le même visage couvert de cicatrices sur lequel saillait un nez maintes fois cassé. Un peu à l’écart, une sorte de nabot au sourire de fouine stimulait ses camarades :
— Ne la laissez pas filer ! Elle vaut de l’or ! De l’or, je vous dis !
Ces hommes n’attaquaient pas au hasard pour voler une bourse. Ils entendaient neutraliser Nynaeve, puis enlever la Fille-Héritière du royaume d’Andor.
Elayne sentit sa compagne s’ouvrir au saidar. Si cette mésaventure ne l’énervait pas assez pour qu’elle puisse canaliser, rien ne le ferait. Imitant son amie, la Fille-Héritière sentit le Pouvoir l’envahir délicieusement, telle une délicate ivresse. Quelques flux d’Air intelligemment tissés, et ces fâcheux ne seraient plus qu’un mauvais souvenir.
Pourtant, Elayne ne canalisa pas le Pouvoir, et Nynaeve non plus. Ensemble, elles pouvaient infliger à ces bandits la correction que leur propre mère aurait dû leur donner dès la naissance. Mais elles n’osaient pas, au moins tant qu’il y avait d’autres choix.
Si une sœur de l’Ajah Noir était dans les environs, l’aura du saidar les aurait déjà trahies. Mais si elles canalisaient, cela signalerait leur présence à une sœur évoluant à plusieurs rues d’ici – voire dans un autre secteur de la ville, selon sa puissance et sa sensibilité au Pouvoir. Depuis leur arrivée, qu’avaient-elles fait, sinon arpenter les rues en espérant sentir qu’une femme était en train de canaliser ? Un fil rouge qui aurait une chance de les conduire jusqu’à Liandrin et à ses complices.