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Il y avait aussi la foule… Quelques passants continuaient leur chemin en rasant les murs, les autres se massant autour de la scène faute de trouver un itinéraire pour la contourner. À part quelques personnes qui baissaient les yeux, nul ne semblait s’intéresser au sort de deux inconnues en danger. Mais si ces gens voyaient des colosses être propulsés dans les airs par une force invisible, comment réagiraient-ils ?

Avec les vieilles rumeurs venues de Falme et celles, plus récentes, qui présentaient la Tour Blanche comme l’alliée des fidèles du Dragon, les Aes Sedai et le Pouvoir de l’Unique n’étaient pas en odeur de sainteté à Tanchico. S’ils voyaient le Pouvoir à l’œuvre, ces gens s’enfuiraient peut-être. Ou ils se transformeraient en une populace assoiffée de sang. Même si Elayne et sa compagne parvenaient à ne pas se faire réduire en bouillie dans cette rue – et c’était rien moins que certain – elles pourraient dire définitivement adieu à leur « couverture ». Avant le coucher du soleil, l’Ajah Noir serait informé que des Aes Sedai étaient à Tanchico.

Se plaçant contre le dos de Nynaeve, Elayne serra plus fort son arme. Se retenant d’éclater d’un rire hystérique, elle se fit une promesse : si l’ancienne Sage-Dame parlait encore d’arpenter la ville à pied et sans gardes du corps, elle verrait comme il était agréable de plonger la tête dans un seau d’eau !

Maigre consolation, aucun des agresseurs ne semblait très pressé de finir face contre terre, comme celui que la Fille-Héritière avait sonné pour le compte.

— Allez-y ! cria le nabot. Bon sang ! ce sont des femmes… (Peut-être, mais il ne semblait pas pressé d’avancer lui-même.) À l’attaque ! Il ne nous en faut qu’une, et elle vaut de l’or !

Un bruit sourd retentit soudain, et un des agresseurs tomba à genoux, se tenant la tête à deux mains. Une femme brune en robe d’équitation bleue, le visage fermé, dépassa le type et tourna sur elle-même pour décocher un fabuleux revers de la main à un autre colosse. Dans le même mouvement, elle lui faucha les jambes avec un bâton, puis, quand il s’écroula, lui décocha un coup de pied dans la tête.

Qu’on vienne à son aide stupéfia Elayne – plus encore que le sexe de l’intervenant –, mais ce n’était plus l’heure de se poser des questions. S’écartant de sa compagne, Nynaeve chargea en criant :

— En avant, le Lion Blanc !

Quand il eut reçu la douve sur le nez, le colosse qu’elle visait parut soudain beaucoup moins sûr de lui et de sa force. Poussant de nouveau le cri de guerre du royaume d’Andor, Nynaeve revint à l’assaut.

Le type tourna les talons et fila sans demander son reste.

Avec un éclat de rire triomphant, Nynaeve chercha un autre ruffian à corriger. Deux d’entre eux seulement répondaient toujours présent, les autres ayant fui ou gisant sur le sol. Sa première victime faisant mine de se défiler, Nynaeve lui décocha un fantastique coup de douve sur la nuque.

L’inconnue brune glissa son bâton sous l’épaule du dernier colosse, faisant levier de manière à l’obliger à marcher sur la pointe des pieds. Alors qu’il la dominait de plus d’un pied de haut et pesait sans doute deux fois plus qu’elle, la brune le força à approcher d’elle, puis le frappa trois fois à la glotte avec la paume de sa main libre. Les yeux roulant dans leurs orbites, l’homme s’affaissa.

À cet instant, le type qu’Elayne croyait avoir mis hors d’état de nuire se releva, tira un couteau de sa ceinture et bondit sur l’inconnue.

D’instinct, Elayne canalisa le Pouvoir. Un poing d’Air fit voler en arrière l’homme au couteau. La brune se retourna, mais son agresseur gisait déjà sur le dos, à moitié sonné. Miraculeusement, il parvint à se relever et choisit la fuite comme ses autres camarades. Les badauds qui s’étaient massés pour assister au spectacle – sans qu’un seul intervienne – le regardèrent disparaître au coin d’une rue.

L’inconnue regarda Elayne puis Nynaeve. Avait-elle remarqué que le nabot avait été assommé par une force invisible ?

— Tous mes remerciements, dit Nynaeve en approchant de la femme. (Elle tira délicatement sur son voile, comme une grande dame.) Je pense que nous ne devrions pas traîner ici… La garde municipale ne s’aventure guère dans les rues, ces temps-ci, mais si une patrouille faisait exception à la règle, je détesterais devoir lui expliquer ce qui vient de se passer. Notre auberge n’est pas très loin. Voulez-vous nous y accompagner ? Après ce que vous avez fait, vous offrir à boire est la moindre des choses. Je m’appelle Nynaeve al’Meara, et voici Elayne Trakand.

La femme hésita. Donc, elle avait bien remarqué les… bizarreries.

— J’accepte… oui, j’accepte volontiers votre invitation.

Avec son étrange façon de parler, en mangeant ses mots, l’inconnue n’était pas facile à comprendre, même si cet « accent » rappelait quelque chose à Nynaeve. À part ça, la brune était tout à fait agréable à regarder et sa longue crinière noire ajoutait encore à un charme certain. Le visage un peu trop anguleux pour qu’on puisse vraiment parler de « beauté », elle avait le regard dur des gens habitués à donner des ordres. Dans le commerce, peut-être… Une négociante…

— Je m’appelle Egeanin.

Alors que la foule se pressait autour des victimes de la rixe, Egeanin n’hésita pas une seconde à suivre ses deux nouvelles amies. Pensant aux agresseurs, Elayne espéra qu’ils se réveilleraient délestés de tous leurs objets de valeur, y compris les vêtements et les chaussures. Elle aurait aimé savoir comment ils avaient découvert son identité, mais faire un prisonnier n’aurait pas été vraiment discret. En tout cas, et quoi qu’en dise Nynaeve, plus de sortie sans gardes du corps !

Si elle n’hésitait pas, Egeanin semblait cependant mal à l’aise.

— Tu as tout vu, n’est-ce pas ? lui demanda Elayne, optant d’emblée pour le tutoiement.

Egeanin faillit trébucher, une preuve que la Fille-Héritière venait de mettre dans le mille.

— Ne t’en fais pas, tu ne risques rien de nous, surtout après nous avoir secourues.

Elayne dut de nouveau recracher son voile. Bizarrement, Nynaeve semblait épargnée par ce problème.

— Pas la peine de me foudroyer du regard, Nynaeve ! Elle m’a vue faire.

— Je sais bien, et tu as agi comme il le fallait. Mais nous ne sommes pas dans le palais de ta mère, bien à l’abri des oreilles ennemies…

C’était exact, même si les armes brandies par les trois femmes incitaient les badauds à garder leurs distances.

— Egeanin, la plupart des rumeurs que vous… que tu as entendues ne sont que du vent. Il ne faut pas avoir peur de nous, mais tu dois comprendre que nous ne pouvons pas évoquer certains sujets en public.

— Avoir peur de vous ? Je ne vois pas pourquoi… Et je me tairai jusqu’à ce que vous ayez décidé de vous exprimer.

Certainement pas des paroles en l’air ! À partir de là, les trois femmes avancèrent en silence. Tant de marche lui faisant horriblement mal aux pieds, Elayne ne fut pas mécontente d’apercevoir enfin l’enseigne du Jardin aux Trois Pruniers.

En dépit de l’heure matinale, quelques clients des deux sexes étaient déjà attablés dans la salle commune. La joueuse de dulcimer était aujourd’hui accompagnée par un flûtiste filiforme qui tirait de son instrument des sons aussi fluets que lui.