Assis à une table, près de la porte, Juilin fumait la pipe. Quand Nynaeve et Elayne étaient parties, le matin, il n’était pas encore revenu de son expédition nocturne. L’étudiant, la Fille-Héritière se réjouit de voir qu’il n’avait récolté aucun nouveau coquard. Ce qu’il appelait la « face cachée » de Tanchico semblait encore plus dangereux que le visage diurne et visible par tous de cette fichue ville. En guise de concession à la mode locale, Juilin avait troqué son chapeau de paille contre une coiffe conique noire qu’il portait de travers sur l’arrière du crâne.
— Je les ai trouvées ! annonça Juilin.
Il se leva de son banc, retira son couvre-chef… et s’avisa que Nynaeve et Elayne n’étaient pas seules. L’air méfiant, il se fendit d’un vague salut qu’Egeanin lui rendit avec au moins autant de circonspection dans le regard.
— Tu les as trouvées ? s’écria Nynaeve. Tu en es sûr ? Parle ! Aurais-tu avalé ta langue ?
Une tirade étrange, pour quelqu’un qui faisait si grand cas de la discrétion…
— J’aurais dû dire que j’ai trouvé l’endroit où elles étaient… (Juilin ne regarda pas de nouveau Egeanin, mais il pesa soigneusement ses mots.) En suivant la femme à la mèche blanche, j’ai découvert la maison où elle vivait avec plusieurs autres femmes qui sortent très rarement. Les gens du coin croyaient qu’il s’agissait de riches réfugiées de la campagne.
» Il ne reste plus grand-chose, à part un peu de nourriture dans le garde-manger, et même les servantes sont parties. Mais au vu des indices, je dirais que le départ date d’hier ou même de cette nuit. Entre nous, je doute que ces femmes se soucient des périls nocturnes de Tanchico.
Nynaeve tira furieusement sur ses tresses.
— Tu es entré dans la maison ? demanda-t-elle d’un ton menaçant, comme si elle allait lever sa douve.
Juilin sembla le redouter aussi.
— Tu sais très bien que je ne prends aucun risque avec ces femmes. Une maison vide, quelle que soit sa taille, a quelque chose de très différent qui se voit au premier coup d’œil. Quand on piste les voleurs toute sa vie, on finit par apprendre à penser comme eux.
— Et si tu avais déclenché un piège ? siffla Nynaeve. Ton flair te permet-il de repérer les pièges ?
Juilin perdit un peu de sa superbe, puis il fit mine de parler, comme s’il entendait se défendre, mais Nynaeve fut plus rapide que lui :
— Nous en reparlerons plus tard, maître Sandar ! (Elle eut un regard en coin pour Egeanin, comme si elle venait de se rappeler que des oreilles « ennemies » écoutaient.) Dis à Rendra que nous prendrons une infusion dans le Salon des Floraisons Fanées…
— La Chambre des Floraisons Fanées, corrigea Elayne.
Nynaeve la foudroya du regard. Décidément, le rapport de Juilin l’avait mise de très mauvaise humeur.
Le pisteur de voleurs s’inclina, les mains écartées.
— Tes désirs sont des ordres, maîtresse al’Meara, dit-il sèchement.
Remettant son chapeau, il tourna les talons et sortit, vibrante incarnation de la vertu offensée. Recevoir les ordres d’une femme à qui on avait tenté de conter fleurette ne devait pas toujours être facile.
— Les hommes ! grogna Nynaeve. Nous aurions dû laisser ces deux-là sur un quai, à Tear.
— C’est votre serviteur ? demanda Egeanin.
— Oui, répondit Nynaeve.
— Non, fit Elayne en même temps.
Les deux femmes se toisèrent un moment.
— Peut-être que oui, en un sens…, concéda Elayne.
À l’instant même où Nynaeve marmonna :
— Peut-être bien que non, si on veut…
— Je vois…, dit Egeanin.
Rendra approcha, se faufilant entre les tables avec derrière son voile un éternel sourire dessiné par sa bouche en cœur. Pourquoi fallait-il que cette aubergiste ressemble tant à Liandrin ?
— Vous êtes en beauté, ce matin ! Ces robes sont magnifiques ! Des merveilles !
Comme si l’aubergiste blonde n’avait pas contribué aux choix de ses clientes – leur forçant presque la main, à vrai dire. Quant à elle, elle s’affichait dans une robe rouge que n’aurait pas reniée une Zingara et qui n’était certainement pas à mettre devant tous les yeux.
— Mais vous avez encore été imprudentes, c’est ça ? Voilà pourquoi ce délicieux Juilin est de mauvaise humeur. Vous ne devriez pas jouer ainsi avec ses nerfs.
Une lueur dansa dans le regard marron de l’aubergiste. S’il avait envie de conter fleurette, Juilin trouverait à qui parler…
— Suivez-moi… Vous boirez votre infusion au frais et dans l’intimité. Ensuite, si vous ressortez, vous me laisserez vous fournir des porteurs et des gardes du corps. C’est d’accord ? Si vous n’étiez pas si têtues, notre jolie Elayne ne porterait pas le deuil de tant de bourses. Mais ce n’est pas le moment d’en parler. Suivez-moi…
Cette fois, Elayne n’eut plus aucun doute : ce n’était pas de naissance ! Pour ne pas avaler son voile en parlant, il fallait sûrement s’entraîner durant des années.
Située au fond d’un couloir, derrière la salle commune, la Chambre des Floraisons Fanées était un petit boudoir sans fenêtres meublé d’une table basse et de fauteuils sculptés aux coussins rouges. Nynaeve et Elayne y prenaient leurs repas en compagnie de Juilin ou de Thom – voire des deux – lorsque Nynaeve n’avait pas une dent contre l’un ou l’autre, voire contre les deux. Les murs de plâtre ornés d’une fresque – un bosquet de pruniers en automne, la pluie de fleurs mortes justifiant le nom poétique des lieux – étaient assez épais pour mettre en échec les oreilles les plus indiscrètes.
Retirant son voile avec tant d’enthousiasme qu’elle faillit le déchirer, Elayne le posa sur la table puis s’assit avec un soupir de soulagement. Même les Tarabonaises n’essayaient pas de manger ou de boire avec cet accessoire démoniaque.
Nynaeve se contenta de défaire d’un côté l’agaçant carré de tissu.
Pendant qu’un serviteur remplissait les tasses, Rendra bavarda joyeusement. Commençant par évoquer une nouvelle couturière capable de tailler des robes à la mode dans une soie incroyablement fine – quand elle proposa à Egeanin d’essayer cette « artiste », le regard noir qu’elle s’attira ne la perturba pas un instant –, elle passa sans crier gare à un sermon sur les dangers de Tanchico, même en plein jour, pour des femmes seules, et répéta une bonne dizaine de fois que le « délicieux » Juilin avait raison de se montrer sourcilleux sur le sujet. Cette tirade terminée, elle vanta aux trois femmes les mérites d’un savon parfumé qui ferait embaumer leurs cheveux du matin au soir.
Une fois de plus, Elayne se demanda comment cette femme pouvait diriger une auberge prospère alors qu’elle semblait penser exclusivement à ses cheveux et à ses vêtements. Elle réussissait, à l’évidence, mais comment s’y prenait-elle ? Ses tenues étaient jolies, ça ne faisait aucun doute, mais quelque peu… déplacées. Ou peut-être pas, selon le point de vue qu’on adoptait.
Le serviteur chargé de remplir les tasses et de distribuer les petits gâteaux était le jeune homme aux yeux noirs qui avait si discrètement versé du vin à la Fille-Héritière, cette fameuse et honteuse nuit. Les soirs suivants, il avait tenté de recommencer, même si la jeune femme s’était juré de ne plus jamais boire davantage qu’une seule coupe. Un très beau garçon, certes, mais qu’elle foudroya du regard histoire qu’il ne s’attarde pas dans le salon privé.
Egeanin garda les dents serrées jusqu’à ce que Rendra soit également sortie.
— Vous n’êtes pas les femmes que je croyais, dit-elle en posant sa tasse en équilibre sur ses doigts d’une étrange façon. L’aubergiste a cancané comme si vous étiez ses sœurs, et vous l’avez laissée faire. Quant à votre serviteur, le grand type au teint cuivré, il s’est moqué de vous. Jusqu’au domestique qui faisait le service – ses yeux brillaient de désir, et vous n’avez rien fait. Vous êtes des Aes Sedai, n’est-ce pas ?