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En ce jour, elle avait décidé de pointer la liste des achats de bouche et le compte-rendu de travaux du maçon chargé d’ajouter une extension à la bibliothèque. Le nombre de petites arnaques que les gens pensaient pouvoir faire passer la stupéfiait toujours. Idem pour l’aveuglement des sœurs pourtant formées pour vérifier les devis et les factures. Par exemple, depuis qu’elle était passée du poste de cuisinière en chef à celui de Maîtresse des Cuisines, Laras semblait se juger trop importante pour vérifier la comptabilité. En revanche, Danelle, la jeune sœur marron censée surveiller maître Jovarin, le maçon, devait être trop éblouie par les livres rares que l’artisan lui dénichait régulièrement. Sinon, pourquoi n’aurait-elle pas tiqué sur le nombre d’ouvriers que Jovarin prétendait avoir engagés alors que la première cargaison de pierre du Kandor venait juste d’arriver à Tar Valon ? Avec tant de bras, ce filou aurait pu reconstruire entièrement la bibliothèque. Même pour une sœur marron, Danelle était bien trop portée à la rêverie. Avec un peu de chance, une pénitence dans une ferme, où elle travaillerait la terre, lui remettrait les idées en place. Discipliner Laras serait plus difficile. N’étant pas une Aes Sedai, elle risquait, en cas de remontrances, de voir fondre comme neige au soleil son autorité sur ses filles de cuisine. Mais un peu de « repos » à la campagne pouvait également lui faire du bien. Ce serait…

Avec un grognement dégoûté, Siuan jeta sa plume et fit la grimace en voyant une tache d’encre s’étaler sur une colonne de chiffres très joliment alignés.

— Perdre mon temps à décider s’il faut envoyer Laras arracher des mauvaises herbes ! De toute façon, elle est trop grosse pour se pencher autant !

L’embonpoint de Laras n’était pas la cause de l’accès de mauvaise humeur de Siuan, et elle en avait parfaitement conscience. La Maîtresse des Cuisines n’était pas plus éléphantesque qu’avant, et cela ne l’avait jamais empêchée d’exceller à son poste… Non, si Siuan bouillait intérieurement – furieuse comme un martin-pêcheur qui se fait subtiliser sa proie – c’était à cause de l’absence de nouvelles. À part un message de Moiraine annonçant que le jeune al’Thor détenait Callandor, elle n’avait plus rien reçu depuis des semaines. Pourtant, des rumeurs circulaient dans les rues au sujet du fichu garçon et certaines mentionnaient son vrai nom.

Mais rien, toujours rien !

Ouvrant le coffret en ébène où elle gardait ses documents les plus secrets, Siuan fouilla dedans. Une protection tissée autour du coffret interdisait que quiconque d’autre puisse en faire autant.

Le premier rapport secret concernait la novice qui avait accueilli Min à la tour. La jeune femme avait disparu de la ferme où on l’avait envoyée, tout comme la fermière qui l’employait. La fuite d’une novice n’avait rien d’un événement banal, certes, mais qu’une paysanne se volatilise ainsi était encore plus troublant.

Il faudrait retrouver Sahra, car elle n’était pas assez formée pour qu’on puisse la lâcher dans la nature, mais il n’y avait aucune raison de conserver le rapport dans ce coffret. Min n’y était jamais mentionnée, et on n’y parlait pas du motif qui justifiait le séjour de la novice dans une ferme. Siuan remit pourtant le document là où il était. Dans les temps en cours, certaines précautions s’imposaient, même si elles auraient paru superflues en d’autres époques.

Un autre rapport décrivait une réunion au Ghealdan où l’homme qui se faisait appeler le Prophète du Seigneur Dragon avait tenu un discours. Le type s’appelait Masema, semblait-il. Un nom du Shienar… Étrange, ce détail. Devant près de dix mille personnes, ce Masema, campé sur le flanc d’une colline, avait annoncé le retour du Dragon. Bien entendu, les soldats avaient tenté de disperser la foule, et une bataille s’était ensuivie. Si on oubliait la cuisante défaite des soldats, le plus intéressant, dans cette affaire, était que Masema connaissait le nom de Rand al’Thor. Ce rapport-là avait bien sa place dans le coffret.

Un autre compte-rendu indiquait qu’on n’avait rien trouvé sur Mazrim Tam. Une information sans intérêt et qui n’avait rien de secret. Siuan lut rapidement un texte sur l’aggravation de la situation au Tarabon et en Arad Doman et un autre sur d’éventuelles incursions de Tear au Cairhien. Habituée à tout ranger dans son coffret noir, elle y stockait bien trop de choses qui n’avaient rien de « sensible ».

Deux sœurs avaient disparu en Illian et une troisième à Caemlyn. Frissonnant, Siuan se demanda où étaient les Rejetés. Parmi ses agents, bien trop ne donnaient plus de leurs nouvelles. En d’autres termes, elle nageait dans des eaux troubles, entourée de brochets affamés.

Trouvant enfin le message qu’elle cherchait, Siuan le déroula lentement.

« On a utilisé la fronde. Le berger brandit l’épée. »

Le Hall de la Tour avait voté comme elle l’espérait, à l’unanimité, sans qu’elle ait besoin d’user de son influence et encore moins de son autorité. Si un homme s’était emparé de Callandor, il devait s’agir du Dragon Réincarné, et il fallait que cet homme soit guidé par la Tour Blanche. Trois Conseillères de trois Ajah différents avaient proposé que tous les plans soient gardés secrets – avant même que la Chaire d’Amyrlin l’ait suggéré. De manière assez surprenante, Elaida faisait partie de ce trio. Cela posé, les sœurs rouges devaient assez logiquement vouloir qu’une épaisse et solide haussière relie la tour à un homme capable de canaliser le Pouvoir. L’unique difficulté avait été d’empêcher qu’on envoie à Tear une délégation chargée de prendre en main le garçon. En fait, ça n’avait pas été si compliqué que ça, une fois établi que les informations de Siuan venaient d’une Aes Sedai qui se trouvait déjà dans le cercle de proches du Dragon.

Mais que faisait donc Rand al’Thor ? Et pourquoi ce silence de Moiraine ? Au sein du Hall, l’impatience était telle qu’on voyait crépiter des étincelles. Siuan, elle, parvenait à contenir sa fureur.

Que la Lumière brûle cette femme ! Pourquoi n’ai-je plus de nouvelles ?

La porte s’ouvrit soudain, laissant entrer une dizaine de sœurs conduites par Elaida. D’indignation, Siuan se leva d’un bond. Toutes ces femmes portaient leur châle – rouge pour la plupart – mais Alviarin, une sœur blanche, avançait à côté d’Elaida tandis que Joline Maza, une verte à la minceur de liane, et Shemerin, une jaune douillettement enrobée, les suivaient en compagnie de Danelle, qui ne semblait plus du tout encline à la rêverie.

En y regardant mieux, Siuan vit au moins une représentante de chaque Ajah, excepté le Bleu. Si quelques sœurs paraissaient nerveuses, la majorité affichait une sombre détermination et les yeux noirs d’Elaida brillaient d’une jubilation de mauvais augure.

— Que signifie cette intrusion ? s’écria Siuan tout en refermant son coffret noir.

Elle fit le tour de son bureau pour se camper devant l’étrange délégation. D’abord Moiraine, puis cette… fantaisie !

— Si c’est au sujet des affaires en cours à Tear, Elaida, tu sais qu’il n’est pas judicieux de les ébruiter. Et tu n’ignores pas non plus qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin ! Excuse-toi et va-t’en avant que je te fasse souhaiter de redevenir une novice ignorante !

Normalement, un tel éclat aurait dû faire fuir les sœurs comme une volée de moineaux. Même si certaines parurent ébranlées, aucune ne fit mine de sortir. Et Danelle se permit même de ricaner à l’intention de Siuan.

Très calme, Elaida saisit l’étole de la Chaire d’Amyrlin, tira dessus et la lui retira des épaules.

— Tu n’en auras plus besoin, dit la sœur rouge. De toute façon, tu n’en as jamais été digne.