— J’ai bien eu des partisanes ?
— Certaines, oui…
Résolu à ne pas préciser de chiffres, tant la vérité aurait été décevante, Min ne pouvait pourtant pas laisser Siuan se bercer d’illusions.
— Elaida n’a pas attendu de voir dans quel camp se rangerait l’Ajah Bleu. Il n’y a plus une sœur bleue vivante à la tour. Plus une.
— Sheriam ? Anaiya ?
— Je ne sais pas si elles ont pu s’enfuir… Il ne reste pas beaucoup de sœurs vertes non plus… Les autres Ajah se sont divisés… Sauf le Rouge, bien entendu. Selon ce que je sais, toutes les sœurs qui se sont opposées à Elaida sont mortes ou se sont enfuies. Siuan…
Min trouva étrange d’appeler ainsi la Chaire d’Amyrlin. Leane grogna de déplaisir, mais « mère » aurait été une sorte de moquerie, désormais…
— Siuan, on vous accuse, Leane et toi, d’avoir organisé l’évasion de Mazrim Tam. Logain s’est enfui à la faveur des troubles, et on vous met également ça sur le dos. Personne n’a prononcé les mots « Suppôts des Ténèbres » – c’est bien trop proche d’« Ajah Noir » – mais on n’en est pas loin. Et tout le monde saisit le sous-entendu…
— Et dire que ces femmes ont l’intention de faire exactement ce qui leur a servi de prétexte pour me renverser !
— Suppôts des Ténèbres ? souffla Leane. On nous soupçonne de… ?
— Pourquoi pas ? répondit Siuan. Au point où elles en sont, elles peuvent tout oser.
Voûtant les épaules, les deux fugitives se laissèrent guider par Min, qui eut le cœur serré de les voir si désespérées.
Quand la sortie ne fut plus très loin, la jeune femme respira de nouveau plus librement. Près d’un des portails ouest, dans une zone boisée, des chevaux attendaient les trois fugitives. Bien sûr, il faudrait encore sortir du complexe, mais cette étape serait un pas important vers la liberté. Pour quelles raisons les gardes voudraient-ils empêcher trois visiteuses de sortir ? En théorie, il n’y en avait aucune…
Alors qu’elle voyait enfin la porte dérobée dont elle rêvait – une sortie presque oubliée qui donnait sur un chemin très peu fréquenté –, Min vit une silhouette sortir d’un couloir latéral, hésiter un instant… puis se diriger droit vers ses compagnes et elle.
Elaida !
Se jetant à genoux, Min se prosterna, la tête rentrée dans les épaules et pratiquement dissimulée par la capuche de sa cape.
Une pétitionnaire, voilà ce que je suis ! Une femme du peuple, sans aucun lien avec ce qui est arrivé ici. Lumière, aide-moi, je t’en prie !
Levant très légèrement les yeux, Min s’attendit à voir Elaida la toiser avec un regard mauvais.
L’étole multicolore sur les épaules, la nouvelle Chaire d’Amyrlin continua son chemin sans même baisser les yeux. Portant l’étole de la Gardienne des Chroniques, blanche en l’honneur de son Ajah d’origine, Alviarin suivait le mouvement. Une dizaine d’Aes Sedai lui emboîtaient le pas – six ou sept rouges, compta Min, deux jaunes, une verte et une marron. La main sur la poignée de leur épée, six Champions fermaient la marche. Vigilants comme à leur habitude, ils étudièrent brièvement les trois femmes agenouillées et les jugèrent inoffensives.
Siuan et Leane avaient eu la présence d’esprit d’imiter leur compagne. Un exploit, car Min aurait plutôt parié qu’elles se jetteraient à la gorge de l’usurpatrice.
— Très peu de femmes ont été calmées, souffla Siuan lorsque la colonne se fut éloignée. Et aucune n’a survécu bien longtemps. Mais pour échapper à la mort, dit-on, il faut trouver quelque chose qu’on désire autant que canaliser le Pouvoir. Au début, j’ai cru que je voulais vider Elaida comme un poisson et la mettre à sécher au soleil. Mais j’ai changé d’avis… Désormais, j’attends le jour où je dirai à cette mante religieuse qu’elle vivra très longtemps, histoire de montrer au monde ce qu’on subit lorsqu’on m’accuse d’être un Suppôt des Ténèbres.
— N’oublie pas Alviarin…, souffla Leane.
— J’ai eu peur qu’elles sentent notre présence, dit Siuan, mais il n’y a plus rien à sentir, désormais… Un avantage d’avoir été calmée…
Leane ne cacha pas son indignation.
— Nous devons profiter de tous nos avantages, lui rappela Siuan. Et nous réjouir de les avoir.
Là, l’ancienne dirigeante tentait de se convaincre elle-même, estima Min. Quand le dernier Champion eut disparu, elle se racla la gorge et déclara :
— Nous parlerons d’avantages plus tard… Essayons de rejoindre les chevaux. Avec un peu de chance, le pire est derrière nous…
Quand les trois fugitives sortirent de la tour sous le soleil de midi, il sembla en effet que le pire était passé. À l’est du complexe, une colonne de fumée semblait être l’ultime signe des récents troubles. Des groupes d’hommes allaient et venaient un peu partout, mais les trois femmes n’intéressèrent personne lorsqu’elles longèrent la bibliothèque, bâtie pour ressembler à une succession de vagues pétrifiées. Suivant un chemin qui conduisait vers l’ouest, Min, Siuan et Leane s’enfoncèrent bientôt dans une zone boisée – des chênes et plusieurs variétés de pins – qui aurait pu s’étendre à la périphérie de n’importe quelle cité. Dans une petite clairière, les trois chevaux sellés attendaient patiemment le retour de Min.
Siuan choisit immédiatement une puissante jument à long poil nettement plus petite que les deux autres montures.
— Une monture adaptée à ma situation présente… De plus, elle semble placide, contrairement aux deux autres. Pour tout dire, je n’ai jamais été une excellente cavalière. (Elle flatta les naseaux de la jument, qui les frotta contre sa paume.) Min, tu connais son nom ?
— Bela… Elle appartient à…
— Son cheval, oui ! lança Gawyn en sortant de derrière un arbre à thé au tronc impressionnant.
Une main sur le pommeau de son épée, le prince avait le visage en sang – exactement l’image que Min avait eue de lui le jour de son arrivée à Tar Valon.
— Quand j’ai vu son cheval, Min, j’ai su que tu ne devais pas être très loin.
Ses cheveux roux clair maculés de sang, le regard voilé, Gawyn avança pourtant avec la grâce d’un grand félin sur la piste d’une proie.
— Gawyn, fit Min, nous…
Le prince dégaina sa lame dont le tranchant vint se plaquer sous le menton de Siuan, qui portait toujours sa capuche relevée. Sans retenir son souffle, l’ancienne dirigeante regarda l’insolent jeune homme comme elle l’aurait fait à l’époque où elle portait encore l’étole.
— Non, Gawyn ! cria Min. Tu ne dois pas faire ça !
Elle avança vers le jeune homme, mais il leva sa main libre, sans la regarder, la dissuadant de continuer.
Dans son coin, Leane avait arrangé sa cape afin qu’on ne voie plus son couteau ni sa main. Si elle dégainait l’arme…
Gawyn dévisagea Siuan, puis il hocha la tête.
— C’est bien vous…, dit-il. J’ai eu un doute, pourtant… Ce déguisement ne peut pas…
Gawyn ne donna pas l’impression de bouger, mais les yeux de Siuan s’écarquillèrent, indiquant que la lame se faisait plus insistante.
— Où sont Egwene et ma sœur ? Que leur avez-vous fait ?
Min frissonna d’angoisse. Malgré son visage ensanglanté, ses yeux voilés et tous les muscles de son corps tendus à craquer – et cette main toujours levée qu’il semblait avoir oubliée –, Gawyn parlait d’un ton égal et dépourvu d’émotion. Il en devenait encore plus terrifiant, même s’il avait l’air épuisé – et cela, ça s’entendait dans sa voix, comme s’il était vraiment au bout du rouleau.
— La dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles, répondit Siuan sur un ton presque aussi impersonnel, elles allaient très bien. J’ignore où elles sont. Préférerais-tu les savoir ici, au milieu des combats et des complots ?