Après ce drame, Aviendha avait établi la liste de tous les serpents, les araignées et les lézards venimeux. Des lézards venimeux ! La jeune femme en avait capturé un pour le montrer à Rand. Une créature de deux pieds de long aux écailles couleur bronze rayées de jaune. Immobilisant la tête du monstre sous sa botte, Aviendha lui avait planté son couteau entre les deux yeux. Puis elle avait brandi son trophée sous le nez de Rand pour qu’il voie bien le venin qui suintait des crocs de la bête morte. Un gara, expliqua-t-elle, pouvait mordre un être humain à travers le cuir d’une botte. Il était aussi capable de tuer un taureau. Mais il y avait de pires prédateurs dans le désert. Particulièrement lents, les gara étaient inoffensifs tant qu’on ne se montrait pas assez idiot pour leur marcher dessus. Mais quand elle avait jeté le cadavre, le jaune et l’ocre s’étaient confondus avec la roche rouge du sol. Stupide au point de leur marcher dessus ? C’était une façon de présenter les choses…
Divisant son temps entre les Matriarches et Rand, Moiraine tentait de bousculer le jeune homme pour qu’il lui révèle ses plans. Une tactique classique d’Aes Sedai, sans souci de subtilité.
— La Roue tisse comme elle l’entend, lui avait-elle dit le matin même, le ton et le visage sereins, mais le regard brûlant d’impatience. Cela dit, un imbécile peut s’étrangler dans la Trame. Fais attention à ne pas tisser un nœud coulant qui finira autour de ton cou.
— Je ne fais pas ce genre de bêtises ! avait répondu Rand en riant.
Moiraine avait tiré sur les rênes d’Aldieb si brusquement que la jument, en s’écartant, était passée à un souffle de renverser Aviendha.
Puis l’Aes Sedai était repartie au galop vers la colonne des Matriarches.
— Il faut être idiot pour énerver une Aes Sedai, avait marmonné Aviendha en se massant l’épaule. Je ne te croyais pas stupide…
— Nous verrons bien si c’est le cas, avait répliqué Rand, vexé.
Stupide ? Parfois, il fallait savoir prendre certains risques…
Egwene quittait rarement les Matriarches. Marchant avec elles presque aussi souvent qu’elle chevauchait Brume, il lui arrivait parfois de prendre en croupe une des vénérables Aielles.
Rand avait enfin déterminé qu’elle était parvenue à se faire passer pour une Aes Sedai confirmée. Amys, Bair, Seana et Melaine semblaient avoir avalé la couleuvre comme les gens de Tear, mais sans que le résultat soit pour autant comparable. Régulièrement, une des Matriarches se disputait si vivement avec Egwene que Rand, à plus de cent pas de distance, aurait presque pu comprendre ce qui se disait. Les Matriarches traitaient Egwene un peu comme elles traitaient Aviendha, n’était qu’elles semblaient carrément brutaliser, au moins verbalement, leur jeune compatriote – sans trop lui laisser le droit de se défendre. Cela dit, ces querelles opposaient parfois une des sages Aielles à Moiraine en personne. La blonde Melaine, en particulier, se prenait souvent de bec avec l’Aes Sedai.
Le dixième matin, Egwene avait cessé de porter ses cheveux tressés. Un événement très curieux, à vrai dire. Tandis que les gai’shain démontaient le camp, les Matriarches avaient pris la jeune femme à l’écart. Occupé à seller Jeade’en, Rand avait observé la scène de loin. Et s’il ne l’avait pas si bien connue, il aurait sans doute cru que la posture d’Egwene, la tête basse, exprimait de la docilité. Mais la jeune femme était tout sauf « docile », excepté devant Nynaeve, et éventuellement face à Moiraine.
Sans crier gare, Egwene avait frappé dans ses mains. Riant aux éclats, elle avait serré dans ses bras chaque Matriarche avant de courir défaire ses deux tresses.
Un peu plus tard, Rand avait demandé à Aviendha – qu’il avait trouvée assise devant sa tente lorsqu’il en était sorti – de lui expliquer ce qui venait de se passer.
— Les Matriarches ont décidé qu’elle avait assez grandi pour… (S’interrompant, l’Aielle avait foudroyé Rand du regard.) Rand al’Thor, cette affaire concerne les Matriarches. Si tu veux en savoir plus, va les interroger, mais attends-toi à te faire envoyer sur les roses !
Egwene avait « grandi » ? Quel rapport avec ses cheveux ? Et de toute façon, elle faisait toujours la même taille. Refusant d’en dire davantage, Aviendha avait arraché à un rocher une poignée de lichen gris censé selon ses dires faire un cataplasme parfait pour toutes les blessures. L’ancienne guerrière apprenait à toute vitesse l’art d’une Matriarche, et Rand appréciait ça très moyennement. Bien sûr, les quatre vénérables Aielles ne lui accordaient guère d’attention, mais pourquoi auraient-elles dû se donner cette peine alors qu’Aviendha ne le quittait pas d’une semelle ?
Les autres Aiels, en tout cas les Jindo, se montrèrent un peu plus détendus chaque jour, comme s’ils s’habituaient à voir régulièrement Celui qui Vient avec l’Aube. Mais Aviendha restait la seule à converser avec lui au-delà de quelques phrases de la vie quotidienne.
Chaque soir, Lan venait donner une leçon d’escrime à Rand. Puis Rhuarc lui apprenait à manier la lance et à pratiquer l’étrange technique de combat à mains nues de son peuple. N’étant pas manchot de ce côté-là non plus, le Champion participait aux séances. À part ça, tout le monde évitait soigneusement Rand, et les conducteurs de chariot ne faisaient pas exception à la règle. Ayant appris qu’il était le Dragon Réincarné, un mâle capable de canaliser, ces hommes le regardaient comme s’il était le Ténébreux en personne. Bizarrement, Kadere et le trouvère, eux, faisaient exception à cette règle.
Presque tous les matins, quand la colonne se mettait en marche, Kadere enfourchait une des mules appartenant à l’attelage d’un des chariots brûlés. Le foulard blanc enroulé autour de sa tête faisant encore ressortir la couleur mate de sa peau tannée par le soleil, le colporteur manifestait à Rand un respect un peu forcé. Mais ses yeux dont l’expression ne variait jamais continuaient à mettre mal à l’aise le jeune homme – tout comme son nez crochu, de plus en plus semblable à un bec d’aigle, sous ce regard de prédateur.
Le matin suivant l’attaque, s’agitant sur la vieille selle qu’il avait dégottée lui seul savait où – et toujours occupé à s’éponger le visage avec son sempiternel mouchoir –, le colporteur avait osé aborder Rand.
— Mon seigneur Dragon… Si je peux t’appeler ainsi ?
Les carcasses des trois chariots incendiés n’étaient plus qu’un point minuscule dans le dos des voyageurs. Non loin de là se trouvaient les tombes de deux hommes de Kadere et de tous les Aiels morts au combat. Traînées hors du camp, les dépouilles des Trollocs serviraient de repas à de très étranges prédateurs aux grandes oreilles qui jappaient sans discontinuer. De très gros renards ou des chiens plutôt petits ? Sans doute un mélange des deux… Pour les aider à nettoyer les os des monstres, des vautours étaient arrivés par vols entiers. Comme s’ils craignaient de se poser parmi leurs semblables, d’autres charognards décrivaient de grands cercles au-dessus du charnier.
— Appelle-moi comme tu veux…, avait marmonné Rand.
— Mon seigneur Dragon, j’ai pensé à ce que tu as dit hier.
Bien qu’Aviendha fût très exceptionnellement avec les Matriarches, ses propres chariots se trouvant à plus de cinquante pas de là, Kadere avait semblé inquiet, comme si des oreilles ennemies l’écoutaient. Baissant la voix, il avait imité à la perfection un homme qui redoutait d’être espionné. Mais son regard était resté le même tout du long, comme toujours.
— Ce que tu as dit sur la valeur de la connaissance, qui pave le chemin de la grandeur… Eh bien, c’est vrai.