Impassible, Rand avait longuement dévisagé le colporteur.
— C’est toi qui as dit ça, pas moi…
— Oui, c’est bien possible… Quoi qu’il en soit, c’est la vérité, n’est-ce pas, seigneur Dragon ?
Rand ayant acquiescé, le colporteur avait continué son discours en regardant nerveusement autour de lui.
— Mais la connaissance peut être aussi dangereuse… Par exemple, quand on en donne plus qu’on en reçoit. Un homme qui en vend doit déterminer son prix, mais ce n’est pas tout. Il lui faut des garanties contre les possibles… répercussions. Tu n’es pas d’accord ?
— Aurais-tu des informations à vendre, Kadere ?
Regardant sa caravane du coin de l’œil, le colporteur avait froncé les sourcils. Keille était sortie de sa roulotte pour marcher un peu malgré la chaleur. Entièrement vêtue de blanc, jusqu’à la résille qui tenait ses cheveux, elle regardait les deux hommes qui chevauchaient côte à côte.
Rand s’était encore étonné qu’une personne si corpulente puisse se déplacer avec une telle grâce. Assise sur le banc du conducteur de la première roulotte, Isendre aussi regardait Rand et Kadere. Et elle ne tentait même pas de s’en cacher tandis qu’elle s’abandonnait presque voluptueusement aux cahots du véhicule.
— Cette femme finira par avoir ma peau, avait murmuré Kadere. Mon seigneur Dragon, si tu veux bien, nous reparlerons de tout ça plus tard.
Talonnant sa mule, le colporteur avait rattrapé la roulotte, puis grimpé sur le banc du conducteur avec une étonnante souplesse – après avoir attaché la bride de sa monture à un anneau de fer fixé sur le flanc du véhicule.
Isendre et Kadere avaient très vite disparu à l’intérieur de la roulotte, d’où ils n’étaient plus sortis jusqu’au soir.
Le colporteur était revenu à la charge le lendemain et les jours suivants, dès qu’il voyait que Rand était seul. Un unique sujet l’intéressait : les connaissances qu’il pouvait vendre à condition que le prix soit raisonnable et que certaines précautions soient prises. En une occasion, allant plus loin que d’habitude, il avait déclaré que le meurtre, la trahison et toutes les horreurs dans ce genre pouvaient être pardonnés si on recevait en échange le « volume adéquat » de connaissances. Rand s’étant déclaré en désaccord avec cette affirmation, le colporteur s’était montré particulièrement nerveux.
Quoi que cet homme ait voulu vendre, il cherchait à l’évidence la protection du Dragon Réincarné afin d’échapper aux conséquences de ses fautes passées.
— Je ne suis pas sûr de vouloir acheter de la connaissance, répétait Rand chaque fois que le sujet venait sur le tapis. Il y a toujours la question du prix, pas vrai ? Un prix que je ne voudrais pas débourser…
Le premier soir, Natael avait attiré Rand à l’écart. Alors que de délicieuses odeurs de cuisson commençaient à planer dans l’air, le trouvère, presque aussi nerveux que Kadere, s’était soudain jeté à l’eau.
— J’ai beaucoup pensé à toi, avait-il dit en regardant Rand de biais, la tête inclinée sur un côté. Il te faudrait un grand artiste pour chanter ta légende. Le Dragon Réincarné… Celui qui Vient avec l’Aube… Un homme dont parlent tant et tant de prophéties de cet Âge et des précédents.
Le trouvère avait resserré autour de son torse les pans de sa cape multicolore.
— Que ressens-tu au sujet du destin que te prédisent les prophéties ? Si je dois composer ta saga, il faut que je le sache.
— Ce que je ressens ?
Rand avait regardé autour de lui. Des Jindo allaient et venaient entre les tentes. Avant que tout ça soit terminé, combien de ces braves seraient morts ?
— Je suis fatigué. Voilà ce que je ressens…
— Une émotion qui n’a rien d’héroïque… Mais quoi d’étonnant, quand on connaît ta destinée ? L’avenir du monde repose sur tes épaules, une multitude de gens rêvent de te tuer à la première occasion et beaucoup d’autres veulent t’utiliser et atteindre grâce à toi la puissance et la gloire.
— À quelle catégorie appartiens-tu, Natael ?
— Moi ? Je suis un simple trouvère… (L’artiste avait saisi un coin de sa cape entre le pouce et l’index, comme pour prouver ses dires.) Je ne prendrais ta place pour rien au monde – pas avec les terribles épreuves qui l’accompagnent. La mort, la folie, voire les deux. Ton sang sur les rochers du mont Shayol Ghul… C’est bien ce que prédit Le Cycle de Karaethon ? Si on se fie à ces prédictions, tu devras mourir pour sauver des imbéciles qui soupireront de soulagement en apprenant que tu as quitté ce monde. Franchement, je ne voudrais pas de ta vie, malgré tout le pouvoir dont tu disposes.
— Rand, avait soudain dit une voix familière, nous venons voir comment tu vas après ta guérison et une journée entière passée sous cette chaleur.
Sa cape claire serrée autour du torse, la capuche relevée, Egwene était sortie de la pénombre, Moiraine à côté d’elle et les quatre Matriarches juste derrière. Un long moment, les six femmes emmitouflées dans leur cape avaient regardé le jeune homme avec une froideur et un calme qui n’avaient rien à envier à la fraîcheur de cette soirée paisible.
Si elle n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai, remarqua Rand, Egwene en avait déjà le regard glacial.
Aviendha était apparue à son tour, un peu à la traîne des autres. Dans ses yeux, Rand avait cru lire de la compassion, mais l’Aielle s’était ressaisie très vite, reprenant son visage de marbre coutumier.
Rand avait supposé que son imagination lui jouait des tours. La fatigue, vraiment…
— Nous en reparlerons une autre fois, avait soufflé Natael. (S’il s’adressait à Rand, il regardait les Matriarches – son curieux regard de biais, là aussi.) Oui, nous en discuterons plus tard.
Sur un salut de la tête des plus minimalistes, le trouvère s’était promptement éclipsé.
— L’avenir t’inquiète, Rand ? avait demandé Moiraine après le départ du trouvère. Les prophéties parlent un langage fleuri et secret. Elles ne veulent pas toujours dire ce qu’elles semblent dire.
— La Roue tisse comme elle l’entend, éluda Rand. Je ferai ce que je dois faire. Oui, ce que je dois faire.
L’Aes Sedai parut satisfaite, mais avec ces femmes, c’était toujours difficile à dire. En tout cas, Rand avait une certitude : elle ne serait pas contente quand elle saurait tout…
Natael revint le lendemain, puis le soir suivant et encore celui d’après, toujours pour parler de sa grande saga. Mais il semblait avoir une fascination pour les désastres, évoquant surtout la manière dont Rand envisageait de se comporter face à la folie et à la mort. Sa grande œuvre promettait d’être une tragédie. N’ayant aucune envie de clamer haut et fort qu’il mourait d’angoisse, le jeune homme entendait cacher au monde ce qu’il pensait et ce qu’il éprouvait.
Sans doute parce qu’il en avait assez de s’entendre répondre : « Je ferai ce que je dois faire », Natael finit par ne plus revenir. Sans émotions déchirantes, la grande saga ne l’intéressait plus. La dernière fois qu’il vint voir Rand, il ne dissimula pas sa frustration et repartit à grandes enjambées, la cape multicolore battant dans son dos.
Un type bizarre… Mais si on se fiait à Thom Merrilin, ça devait être une maladie professionnelle. De fait, Natael avait plusieurs caractéristiques typiques. Une haute opinion de lui-même, par exemple. S’il se fichait qu’on l’appelle ou non par ses titres, Rand avait remarqué que l’artiste traitait Rhuarc ou Moiraine comme s’il était leur égal. Ça encore, c’était du Thom tout craché.
Le soir, il avait vite renoncé à se produire devant les Jindo. En revanche, il passait presque toutes ses soirées dans le camp des Shaido. Parce qu’ils étaient plus nombreux, avait-il expliqué à Rhuarc comme si c’était la chose la plus normale au monde. Un public plus important… Les Jindo étaient vexés, mais ils ne pouvaient rien faire – tout comme Rhuarc. Dans la Tierce Terre, à part en cas de meurtre, un trouvère bénéficiait d’une bienveillante impunité.