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Aviendha passait ses nuits dans le camp des Matriarches. Parfois, elle marchait une heure ou deux avec les vénérables Aielles. Immanquablement, Moiraine et Egwene venaient se joindre au cortège. Au début, Rand avait supposé que cet aréopage féminin conseillait Aviendha sur la meilleure façon de le manipuler et de lui tirer les vers du nez. Mais un jour, alors que le cagnard tapait dur, une boule de feu aussi grosse qu’un cheval s’était soudain matérialisée au-dessus du petit groupe de femmes. Tournant sur elle-même, la sphère était retombée et avait creusé un sillon dans la terre desséchée avant de disparaître.

Plusieurs conducteurs de chariot avaient tiré sur leurs rênes, forçant leur attelage à s’arrêter. Un peu blêmes et totalement décontenancés, ils s’étaient dressés sur leur banc pour mieux voir et échanger avec leurs collègues des jurons et des exclamations. Des murmures avaient couru dans les rangs des Jindo, et toutes les têtes s’étaient tournées vers le phénomène. Mais comme les Shaido, tout aussi interloqués, les guerriers de Rhuarc avaient continué leur chemin sans ralentir le pas.

Pour une fois, les Matriarches avaient jeté aux orties leur légendaire impassibilité. Réunies autour d’Aviendha, elles avaient parlé toutes en même temps en gesticulant d’une façon franchement indigne de leur noblesse supposée. Tenant leur monture par la bride, Moiraine et Egwene avaient voulu intervenir, mais elles s’étaient fait vertement rembarrer.

Les yeux rivés sur la traînée noire qui s’étendait sur presque un quart de lieue, Rand s’était rassis bien confortablement sur sa selle. Les Matriarches apprenaient à Aviendha le contrôle du Pouvoir, bien entendu ! C’était pour ça que la jeune femme passait tellement de temps avec elles.

D’un geste las, Rand avait essuyé la sueur qui ruisselait sur son front et qui, pour une fois, n’avait rien à voir avec la chaleur. Lorsque la boule de feu était apparue, il avait d’instinct tenté de s’unir à la Source Authentique. Autant essayer de puiser de l’eau avec une passoire ! Ou de retenir de l’air entre ses mains.

Tôt ou tard, ça lui arriverait à un moment où il aurait vitalement besoin du Pouvoir. À lui aussi, il lui fallait une formation, mais il n’existait aucun professeur pour un homme capable de canaliser le Pouvoir. S’il n’apprenait pas, ses lacunes le tueraient longtemps avant qu’il ait sombré dans la folie. Mais ce n’était pas le plus important. Il devait apprendre parce qu’un jour, pas si éloigné que ça, il devrait recourir au Pouvoir.

Apprendre à utiliser son don… et s’en servir pour apprendre. Voilà à quoi il était réduit.

Rand avait ri si fort que plusieurs Jindo l’avaient regardé comme s’il était déjà cinglé.

Durant ces onze jours de voyage – et les onze nuits associées – Rand aurait grandement apprécié la compagnie de Mat. Mais son ami d’enfance ne l’approchait jamais plus d’une minute ou deux, les larges bords de son chapeau voilant son regard. Son étrange lance à la hampe noire en travers de la selle de Pépin, Mat lançait en général une ou deux plaisanteries avant de repartir sans demander son reste.

— Si tu bronzes encore un peu, mon vieux, tu ressembleras pour de bon à un Aiel !

Ou alors :

— Tu as l’intention de passer le reste de ta vie ici ? De l’autre côté du Mur du Dragon, se trouve quelque chose qu’on appelle le monde. Le vin, les femmes… Tu te souviens de leur existence ?

Malgré ces saillies, Mat était très mal à l’aise et il rechignait encore plus que les Matriarches dès qu’il s’agissait d’évoquer Rhuidean et ce qu’ils y avaient vécu. Dès qu’on mentionnait devant lui le nom de la ville, il serrait très fort la hampe de sa lance et prétendait avoir tout oublié de son voyage à travers le ter’angreal. Puis il se contredisait aussitôt en lançant :

— N’y entre jamais, Rand. Ce truc n’est pas du tout comme celui de la Pierre de Tear. Ces gens trichent ! J’aurais voulu ne jamais apercevoir ce portique.

La seule fois où Rand avait mentionné l’ancienne langue, la riposte ne s’était pas fait attendre :

— Que la Lumière te brûle ! Je ne sais rien de cette ancienne langue de malheur.

Sur ce gros mensonge, Mat avait rejoint au galop la caravane des colporteurs.

C’était là qu’il passait le plus clair de son temps. Au début, il jouait aux dés avec les conducteurs, mais ses victimes avaient fini par s’apercevoir qu’il gagnait toujours, quels que soient les dés et les godets utilisés. Privé de jeu, Mat se consolait en ayant de longues conversations avec Kadere et Natael. Et en poursuivant Isendre de ses assiduités. Dès le lendemain de l’attaque, quand il avait pour la première fois souri à la jeune femme en rajustant son chapeau noir, il était clair qu’il en pinçait pour elle. Venant s’entretenir presque chaque soir avec sa belle – et pendant des heures –, il était allé jusqu’à lui cueillir un bouquet de fleurs blanches dans un buisson d’épineux. Les mains en sang, il avait eu du mal à tenir ses rênes pendant deux jours. Cela dit, il avait refusé que Moiraine le guérisse…

Isendre encourageait-elle son soupirant ? Pas directement, il fallait le reconnaître. Mais son voluptueux sourire, à l’évidence, n’avait pas pour objectif de le repousser.

Kadere voyait tout et il n’était pas dupe. Pourtant, il ne disait rien, se laissant quand même parfois aller à suivre Mat des yeux comme un vautour qui a repéré un rongeur. Mais si le colporteur tenait sa langue, les commentaires allaient quand même bon train…

Un soir, alors qu’on commençait à dresser le camp, Rand étant occupé à desseller Jeade’en, Mat s’était réfugié avec Isendre sous l’ombre complice d’un des grands chariots bâchés. Une ombre complice et même… complaisante, car les deux jeunes gens se tenaient vraiment très près l’un de l’autre. En finissant son ouvrage, Rand avait regardé le couple tandis que le soleil disparaissait à l’horizon, les ombres de grandes flèches de pierre tombant lentement sur le camp.

Jouant du bout des doigts avec son foulard transparent – comme si elle envisageait de le retirer –, Isendre avait souri, les lèvres offertes à un baiser sous leur voile. Comprenant le message, Mat s’était encore approché. Baissant les mains, Isendre avait secoué la tête, mais sans cesser de sourire. Keille était arrivée à ce moment précis, surprenant les deux tourtereaux.

— C’est donc ça que tu veux, mon bon sire ? Elle ?

Le couple avait sursauté en entendant la voix si mélodieuse de la pachydermique matrone.

— J’ai un marché pour toi, Matrim Cauthon ! Une couronne de Tar Valon, et elle est à toi. Une fille pareille n’en vaut pas plus de deux, certes, mais c’est quand même une bonne affaire !

Mat avait fait la grimace, comme s’il regrettait de ne pas être ailleurs – n’importe où, mais ailleurs.

Tel un félin des montagnes prêt à affronter un ours, Isendre s’était tournée vers Keille :

— Tu vas trop loin, vieille femme…, avait-elle soufflé. Je ne supporterai plus longtemps ta langue de vipère. Sois prudente, si tu ne veux pas que ta carcasse finisse par pourrir dans ce désert.

Keille eut un sourire qui n’atteignit jamais ses yeux enfoncés dans des replis de graisse.

— Tu oserais ?

Isendre hocha la tête.

— Une couronne de Tar Valon… Je veillerai à ce que tu en reçoives une quand nous t’abandonnerons derrière nous. Si tu réussis à te désaltérer avec, tu ne crèveras peut-être pas…

Isendre avait tourné le dos et regagné la roulotte de Kadere sans même prendre la peine de se déhancher lascivement.