Couladin tourna la tête vers Rand. Comme d’habitude, son regard exprima un mépris souverain et une haine brûlante. Mais en ce jour, il y avait autre chose. De l’amusement ? Qu’est-ce qui pouvait dérider un type comme Couladin ?
— Imbécile de Shaido…, marmonna Aviendha.
Couladin trouvait-il drôle de la voir sur un cheval ? C’était possible, mais Rand n’y croyait pas un instant.
Son chapeau noir bien enfoncé sur le crâne, Mat galopait en soulevant un nuage de poussière ocre. Sa lance calée dans un étrier, il semblait engagé dans une charge héroïque.
— Quel est cet endroit, Rand ? lança-t-il assez fort pour couvrir les cris. Ces femmes se sont contentées de lancer : « Avançons plus vite, avançons plus vite ! »
Quand Rand lui eut résumé la situation, Mat regarda avec des yeux ronds la muraille de pierre.
— Dans cette forteresse, on doit pouvoir tenir un siège pendant des années, à condition d’avoir des vivres et de l’eau. Mais ce n’est rien comparé à la Pierre de Tear ou à la Tora Harad.
— La Tora quoi ? cria Rand.
Mat haussa les épaules avant de répondre.
— C’est juste un truc dont j’ai entendu parler un jour… (Se dressant sur ses étriers, Mat jeta un coup d’œil derrière lui pour voir si la caravane suivait le mouvement.) Ils sont encore là… Je me demande dans combien de temps ils s’en iront, considérant qu’ils ne font plus assez d’affaires.
— Pas avant la rencontre d’Alcair Dal. Selon Rhuarc, quand des chefs de tribu se réunissent, même deux ou trois seulement, il y a toujours une sorte de kermesse. Là, les douze chefs seront présents. Je doute que Kadere et Keille veuillent rater ça.
Mat ne parut pas ravi par ces nouvelles.
Rhuarc avança jusqu’à la plus large fissure du mur de pierre – une ouverture d’une trentaine de pieds de large, à son maximum – puis il s’y engagea. Tous les autres le suivirent dans un étroit défilé où régnait une pénombre à peine déchirée par la lueur de la bande de ciel bleu qu’on apercevait à une hauteur incroyable, là où s’arrêtaient les parois de pierre.
Les cris des Aiels se répercutèrent dans cette caisse de résonance. Puis ils cessèrent d’un seul coup, le silence n’étant plus troublé que par le martèlement des sabots des mules et les grincements des roues de chariot.
Après un ultime tournant, la piste sinueuse déboucha à l’air libre dans un vaste canyon presque droit qui semblait s’étendre à l’infini. Venus de chaque flanc, des cris de femmes – de centaines et de centaines de femmes – accueillirent les visiteurs. Alignés des deux côtés du canyon, des Aiels des deux sexes regardaient passer les nouveaux venus en faisant le plus de bruit possible – de la voix, bien sûr, mais également en frappant sur des casseroles ou d’autres objets susceptibles de produire du boucan. Du coin de l’œil, Rand vit au sein de cette foule des Promises de la Lance qui agitaient joyeusement les bras et criaient comme tous les autres.
Rand en resta bouche bée, et le bruit n’y était pas pour grand-chose. Les parois du canyon étaient vertes et d’étroites terrasses s’y échelonnaient jusqu’à environ la moitié de leur hauteur. Des terrasses ? Non, pas seulement. Certaines avancées étaient en réalité des toits de maison en pierre grise ou en argile jaune. Les habitations semblaient en fait empilées les unes sur les autres, des étroits chemins serpentant entre elles. Et chaque toit, à y regarder de plus près, était un jardin potager où poussaient des haricots, des poivrons, des melons et d’autres végétaux que Rand ne parvint pas à identifier. Des poules plus rousses que celles de Deux-Rivières couraient partout en compagnie d’autres volailles, plus grosses, au plumage gris tacheté.
Des enfants presque toujours vêtus comme leurs aînés et des gai’shain en robe blanche allaient et venaient entre les toits, arrosant soigneusement certaines plantes et pas d’autres. D’après ce qu’on disait, les Aiels n’avaient pas de villes. Mais comment nommer autrement ce que Rand venait de découvrir ? Une cité bizarre, peut-être, mais une cité quand même. Avec un tel vacarme, Rand ne songea même pas à poser le quart des questions qui tourbillonnaient dans sa tête. Par exemple, qu’étaient donc ces fruits bien ronds – mais trop rouges et trop brillants pour qu’il s’agisse de pommes – qui poussaient sur des petits buissons aux feuilles très claires ? Ou ces plantes très droites aux feuilles très larges et aux bourgeons jaunes en forme de pompons ? Né fermier, Rand l’était suffisamment resté pour être intrigué par ces végétaux.
Rhuarc et Heirn ralentirent un peu le pas, Couladin les imitant, puis ils glissèrent leurs lances dans le harnais de leur étui à arc dorsal. Amys continua à courir en riant comme une petite fille. Les hommes la suivirent avec un peu plus de retenue. Alors que les cris des femmes de la forteresse parvenaient à couvrir le vacarme des casseroles et autres ustensiles de cuisine, Rand aussi suivit le mouvement, puisque Aviendha venait de lui souffler de le faire.
Très tendu, Mat semblait mourir d’envie de faire tourner bride à son cheval et de ficher le camp.
Au fond du canyon, la muraille rocheuse concave formait une sorte de profonde alcôve naturelle. Selon Aviendha, le soleil n’atteignait jamais cette partie de la forteresse, qui devait son nom aux rochers en permanence froids qu’on y trouvait.
Face à cette obscure niche, Amys venait de monter en compagnie d’une femme sur un grand rocher gris dont on avait aplani le sommet.
La seconde Aielle, très mince dans ses jupes larges, sa longue chevelure blonde grisonnant sur les tempes lui tombant au-dessous de la taille, semblait plus âgée qu’Amys, mais toujours d’une très grande beauté peut-être encore renforcée par les petites rides qui se creusaient au coin de ses yeux gris. Un châle marron tout simple sur les épaules, ses colliers et ses bracelets d’or et d’ivoire ni plus ni moins sophistiqués que ceux d’Amys, cette femme était pourtant la Maîtresse du Toit – nommée Lian, rappela Aviendha à Rand.
Quand Rhuarc s’immobilisa devant le rocher, les cris baissèrent d’intensité puis cessèrent brusquement. Heirn et Couladin se campèrent un ou deux pas derrière le chef des Taardad.
— Je demande la permission d’entrer dans ta forteresse, Maîtresse du Toit.
— Et je te l’accorde, chef de tribu, répondit Lian, respectant à la lettre le rituel.
Puis elle sourit et ajouta, un ton plus bas :
— Ombre de mon cœur, je te l’accorderai toujours.
— Je t’en remercie, Maîtresse du Toit de mon cœur.
Une réponse qui ne semblait guère rituelle non plus…
Heirn avança à son tour.
— Maîtresse du Toit, je demande la permission d’entrer chez toi.
— Et je te l’accorde, Heirn. Ici, il y a pour toi de l’eau et de l’ombre. Et les Jindo sont toujours les bienvenus.
— Je t’en remercie, Maîtresse du Toit.
Heirn tapa sur l’épaule de Rhuarc, puis il partit rejoindre ses guerriers. À première vue, le cérémonial des Aiels était à la fois sobre, précis et rapide.
Le torse bombé, Couladin rejoignit Rhuarc.
— Je demande la permission d’entrer dans ta forteresse, Maîtresse du Toit.
Lian plissa les yeux, pensive. Dans son dos, Rand entendit des murmures surpris sortir de centaines de gorges. Une soudaine tension flottait dans l’air, comme si le danger venait de s’inviter dans la forteresse. Mat le sentit aussi, car il se tourna sur sa selle pour voir ce que faisaient les Aiels massés derrière lui.
— Que se passe-t-il ? demanda Rand à Aviendha. Pourquoi ne répond-elle pas ?
— Couladin s’est comporté comme s’il était un chef de tribu, répondit l’Aielle. Quel idiot ! Il est fou à lier… Si Lian le repousse, il y aura des problèmes avec les Shaido. Et ça risque d’arriver, après ce que cet imbécile vient de faire. Ce ne sera pas une querelle de sang, parce qu’il n’est pas un chef, si enflée que soit sa tête, mais nous n’avons pas besoin de ça…