Puis le repas arriva. Transportés sur des plateaux d’argent et dans des plats qui n’auraient pas déparé dans un palais, les mets furent servis dans de simples assiettes en céramique veinée de bleu.
Tout le monde s’installa sur le sol autour d’une surface carrelée en blanc qui tenait lieu de table. Des coussins sous la poitrine, presque tête contre tête, les convives évoquaient les rayons d’une roue, les gai’shain se déplaçant souplement entre eux pour disposer les assiettes.
Mat se tortilla comme une anguille sur ses coussins avant de trouver une position qui parut le satisfaire. En revanche, Lan s’installa comme s’il mangeait couché depuis sa plus tendre enfance, et Moiraine, tout comme Egwene, parut à peine moins à l’aise que lui. Sans nul doute, ces trois-là s’étaient entraînés sous la tente des Matriarches.
Un peu décontenancé par la position, Rand le fut encore plus par la nourriture.
Le ragoût de chèvre épicé accompagné de poivrons en lanières sortait un peu de l’ordinaire, sans plus, et les petits pois, comme les courges, se ressemblaient aux huit coins du monde. En revanche, on ne pouvait pas en dire autant du pain jaunâtre qui s’émiettait presque sans qu’on y touche ni des étranges haricots rouges, ni du plat de céréales jaune canari accompagné d’une purée rouge indéfinissable – une spécialité qu’Aviendha appelait « zemai et t’mat », ni des fruits en forme de bulbes et à la peau verte qui poussaient sur de simples tiges sans feuilles appelées kardon. Cela dit, tout se révéla hautement comestible.
Rand se serait sans doute régalé davantage si son « professeur » ne lui avait pas tenu un discours sur absolument tout et n’importe quoi. À part les sœurs-épouses, un sujet qu’Aviendha semblait vouloir réserver à Amys et Lian.
Allongées des deux côtés de Rhuarc, elles se souriaient au moins autant qu’elles lui faisaient des grâces. Si elles l’avaient épousé pour ne pas briser leur amitié, il était évident qu’elles l’aimaient toutes les deux. Imaginer Elayne et Min dans cette situation était tout bonnement impossible. Troublé, Rand se demanda comment il avait même pu y penser. Sans doute parce que le soleil lui avait fait cuire le cerveau…
Si elle fit l’impasse sur le mariage, Aviendha s’appesantit sur tout le reste, accablant Rand d’interminables explications truffées de détails superflus. Pensait-elle qu’il était idiot parce qu’il ne savait pas, pour les sœurs-épouses ? Se tournant vers la droite pour le regarder dans les yeux, elle eut un sourire presque doux puis se lança dans une description détaillée de la façon dont il fallait tenir sa cuillère pour manger le ragoût – pas la même technique du tout que pour déguster le zemai et t’mat, un enfant de cinq ans le savait !
Dans les yeux d’Aviendha, Rand lut que seule la présence des Matriarches la retenait de lui envoyer une assiette à la figure – pour commencer.
— Je me demande bien ce que je t’ai fait, marmonna le jeune homme.
Sur son autre flanc, Melaine faisait mine d’être absorbée par sa conversation avec Seana. Bair intervenait de temps en temps, mais sans cesser de tendre l’oreille pour entendre ce que se disaient l’élève et le professeur.
— Mais si me former t’est si désagréable, tu n’es pas obligée de le faire. Il te suffit de démissionner. Je suis sûr que Rhuarc ou les Matriarches trouveront quelqu’un d’autre.
Surtout les Matriarches, s’il réussissait à se débarrasser de leur espionne.
— Tu ne m’as rien fait du tout…, maugréa Aviendha. (Elle dévoila ses dents blanches à Rand – et s’il s’agissait d’un sourire, eh bien, c’était franchement raté !) Et tu ne me feras jamais rien… Tu devrais t’allonger convenablement, c’est plus confortable pour manger et pour parler aux autres convives. Le repas est un moment agréable, et sauf pour ceux qui doivent former un élève au lieu de se régaler, la politesse exige qu’un invité converse avec ses deux voisins.
Installé derrière la jeune femme, Mat regarda Rand avec des yeux ronds comme des soucoupes. À l’évidence, il était ravi que cette épreuve lui soit épargnée.
— Bien sûr, quand on est forcé de faire face à quelqu’un, par exemple parce qu’on lui donne des cours, cette obligation tombe… Rand, mange donc avec la main droite, sauf si tu dois t’appuyer sur ce coude-là. Et…
Une épreuve ? Non, une séance de torture, et Aviendha y prenait un plaisir évident. Mais il y avait peut-être un moyen de s’en sortir. Les Aielles semblaient accorder une très grande importance aux cadeaux. S’il en faisait un à sa tortionnaire…
— … à la fin du repas, tout le monde parle ensemble, sauf les infortunés professeurs contraints de se consacrer à un cancre…
Un pot-de-vin, oui !
Il paraissait injuste de devoir corrompre quelqu’un qui vous espionnait, mais si l’Aielle entendait continuer dans ce registre, rien ne serait trop coûteux pour acheter un peu de tranquillité.
Lorsque les gai’shain eurent débarrassé la « table » et apporté des gobelets d’argent remplis de vin rouge, Bair foudroya du regard Aviendha, qui se recroquevilla piteusement sur elle-même. Egwene se mit à genoux pour tapoter l’épaule de son amie par-dessus le dos de Mat, mais ça n’eut aucun effet. Au moins, l’Aielle se taisait, et ça, c’était appréciable.
Comme de juste, Egwene lança un regard noir à Rand. Parce qu’elle avait lu ses pensées ? Ou parce qu’elle l’estimait responsable du soudain accès de bouderie d’Aviendha ?
Rhuarc sortit son brûle-gueule et sa blague à tabac. Une fois le fourneau bourré jusqu’au bord, il passa la blague à Mat, qui avait lui aussi sorti sa pipe aux ornements d’argent.
— Rand al’Thor, dit le mari de Lian et d’Amys, certains chefs ont réagi très vite à ta convocation, et c’est plutôt bon signe. Selon Lian, il semblerait que Jheran, le chef des Shaarad, et Bael, celui des Goshien, soient déjà arrivés à Alcair Dal. Le chef des Chareen, Erim, est en chemin.
Rhuarc permit à une jeune gai’shain d’allumer son brûle-gueule avec une longue brindille enflammée. À la façon dont elle se déplaçait – avec une grâce distincte de celle des autres étranges serviteurs – Rand aurait parié qu’il s’agissait d’une Promise de la Lance prisonnière. Combien de temps lui restait-il à tirer de son année et un jour de service humble et respectueux ?
Fidèle à son image, Mat sourit à la gai’shain lorsqu’elle s’agenouilla pour embraser le tabac de sa pipe. Le regard que lui jeta alors la jeune femme, du fin fond de sa capuche, n’eut rien de respectueux ni d’humble. Malgré son entregent, Mat en eut le souffle coupé, et son sourire s’effaça. Agacé, il se mit de nouveau sur le ventre et commença à tirer sur sa pipe. Ainsi, il ne vit pas la satisfaction qui s’afficha sur le visage de la gai’shain – et qui disparut aussitôt quand Amys lui lança un regard assassin. Comme si elle venait de connaître la pire humiliation de sa vie, la jeune prisonnière s’enfuit à toutes jambes.
Intrigué, Rand s’intéressa à la réaction d’Aviendha. Furieuse d’avoir dû abandonner ses lances, elle se considérait toujours comme une sœur de la Lance de toutes les Promises qui croisaient son chemin. Pourtant, elle regarda la jeune gai’shain exactement comme maîtresse al’Vere aurait considéré quelqu’un qui venait de cracher sur le sol. Un peuple étrange, vraiment. Dans l’assistance, seule Egwene semblait éprouver un peu de compassion pour la jeune femme en robe blanche.