Les hommes et les garçons, à part les plus jeunes, portaient tous le cadin’sor – la tenue ocre des Aiels – mais de subtils détails permettaient de faire la différence entre les guerriers et les artisans. Par exemple, un couteau plus petit à la ceinture – ou pas de couteau du tout – ou encore un shoufa sans voile noir allant avec.
Cependant, lorsqu’il vit un forgeron manier une lance qu’il venait juste de munir d’une pointe d’un pied de long, Rand n’eut aucun doute sur ses aptitudes à utiliser les armes qu’il était si doué pour fabriquer.
Si les chemins n’étaient pas bondés, il y avait quand même pas mal de trafic. Des enfants couraient partout en riant, les petites filles portant presque aussi souvent des lances jouets qu’une poupée. Souvent sous la direction d’un gamin de dix ou douze ans, les gai’shain travaillaient dans les jardins ou transportaient de grandes jarres d’eau sur leur tête. Comme partout, les gens vaquaient à leurs occupations, qui ne semblaient guère différentes de celles des habitants de Deux-Rivières. Balayer devant sa porte, réparer un mur, battre des tapis…
Malgré sa veste rouge et ses bottes aux épaisses semelles, Rand n’intéressa absolument pas les enfants. Toujours aussi effacés, les gai’shain ne le regardaient pas non plus, mais ça ne voulait rien dire. En revanche, tous les adultes le considéraient d’un air dubitatif, comme s’ils attendaient quelque chose de lui sans trop savoir quoi.
Les très jeunes garçons, pieds nus, portaient des robes semblables à celles des gai’shain pas blanches, mais dans des tons ocre et gris. Également pieds nus, les petites filles étaient vêtues de robes courtes qui ne parvenaient pas, parfois, à cacher leurs genoux. Très intéressé, Rand remarqua qu’elles arboraient toutes deux tresses décorées de rubans de couleurs vives. Exactement la même coiffure qu’Egwene… Mais ça devait être une coïncidence. Et si elle était revenue aux cheveux détachés, c’était sans doute parce qu’une Aielle l’avait prévenue qu’elle risquait de passer pour une gamine.
Agacé, Rand se demanda pourquoi diantre il pensait à des âneries pareilles. Pour l’heure, il devait mettre les choses au point avec une femme nommée Aviendha.
Dans la vallée, une multitude d’Aiels se massaient autour des chariots et les colporteurs devaient se remplir les poches. Enfin, les conducteurs et Keille – aujourd’hui elle portait une résille bleue sur ses peignes d’ivoire – qui donnait de la voix autant que ses compagnons. Assis sur un tonneau retourné, à l’ombre de sa roulotte blanche, Kadere s’épongeait le visage sans s’intéresser le moins du monde aux marchandages en cours. Apercevant Rand, il fit mine de se lever, mais retomba lourdement là où il était. Alors qu’Isendre n’était nulle part en vue, le jeune homme eut la surprise de découvrir Natael, dont la cape multicolore attirait en masse les enfants et une poignée d’adultes. La perspective d’avoir un nouveau public, plus important, de surcroît, l’avait-elle incité à abandonner les Shaido ? Ou Keille lui avait-elle interdit de rester longtemps hors de sa vue ? Même concentrée sur le commerce, elle parvenait à trouver le temps de le regarder régulièrement, le front plissé.
Rand contourna les chariots. En interrogeant des Aiels, il apprit que les Jindo étaient tous partis sous le toit de leurs ordres guerriers respectifs. La demeure des Promises se trouvait sur la paroi est du canyon, encore très bien éclairée. Rand gagna cette maison au toit recyclé en potager et supposa qu’elle devait être très grande derrière sa modeste façade. Il supposa seulement, car les deux Promises armées qui gardaient la porte lui refusèrent le passage. Qu’un homme ose vouloir entrer les scandalisa et… les amusa un peu. Du coup, l’une d’elles consentit à transmettre la demande de Rand à l’intérieur.
Quelques minutes plus tard, les Promises Jindo et celles du clan des Neuf Vallées – soit toutes celles qui étaient venues à la Pierre de Tear – sortirent de la maison en compagnie de toutes les autres guerrières des Neuf Vallées présentes dans la forteresse des Rocs Froids. Certaines montèrent sur le toit, d’autres se serrèrent sur les chemins, souriant comme si elles s’attendaient à assister à un spectacle divertissant. Des gai’shain des deux sexes leur apportèrent des petites tasses d’une infusion très noire. Apparemment, la règle qui proscrivait les hommes sous le toit des Promises ne s’appliquait pas aux prisonniers en robes blanches.
Après que Rand eut examiné plusieurs propositions, Adelin, la jeune Jindo qui portait une cicatrice sur la joue, lui présenta un large bracelet d’ivoire sculpté de roses. L’artiste n’ayant pas manqué de représenter les épines en même temps que les fleurs, Rand estima que le bijou était fait pour Aviendha.
Très grande, même pour une Aielle, Adelin aurait eu besoin de quelques pouces de plus pour pouvoir regarder Rand dans les yeux. Quand elle sut pourquoi il cherchait un bijou – enfin, en gros, car il se contenta de parler d’un cadeau pour Aviendha, sans préciser qu’il espérait ainsi la rendre plus fréquentable – Adelin regarda les autres Promises. Impassibles, toutes avaient cessé de rire.
— Je ne veux pas d’argent en échange de ce bracelet, Rand al’Thor.
Sur ces mots, Adelin posa le bijou dans la main de Rand.
— J’ai commis une erreur ? (Avec les Aiels, comment savoir ?) Je ne veux surtout pas déshonorer Aviendha.
— Il n’y a pas de risque…
Adelin fit signe à une gai’shain qui portait un plateau lesté de tasses et d’une bouilloire. Lorsque la femme eut approché, la guerrière servit deux tasses, en donna une à Rand et prit l’autre pour elle.
— Souviens-toi de l’honneur, dit-elle en buvant.
Aviendha n’avait jamais mentionné un rituel de ce genre. Dubitatif, Rand but à son tour et répéta :
— Souviens-toi de l’honneur.
Dans la situation présente, ça semblait la meilleure chose à faire. À sa grande surprise, Adelin l’embrassa sur les deux joues.
Une autre Promise, plus âgée mais à l’air tout aussi redoutable malgré ses cheveux grisonnants, vint se camper devant Rand.
— Souviens-toi de l’honneur, dit-elle avant de boire.
Rand dut répéter le rituel avec toutes les Promises. À la fin, il se contenta de porter la tasse à ses lèvres. Si brèves que soient les cérémonies aielles, devoir y sacrifier avec quelque chose comme soixante-dix femmes avait tendance à vous remplir l’estomac, même si on ne prenait que des gorgées.
Quand Rand parvint à s’éclipser, l’ombre gagnait déjà la partie est du canyon…
Il trouva Aviendha devant la maison de Lian, où elle était occupée à battre vigoureusement un tapis aux rayures bleues. Une pile d’autres attendait dans un coin. S’interrompant, Aviendha écarta de son front une mèche de cheveux, puis elle dévisagea Rand, impassible, après qu’il lui eut remis le bracelet en précisant qu’il s’agissait d’un cadeau en remerciements de ses lumières.
— J’ai offert des bracelets et des colliers à des amies qui ne maniaient pas les lances, Rand al’Thor. Mais je n’ai jamais porté de bijoux. Ces ornements font du bruit quand on a besoin d’être silencieuse, et ils s’accrochent partout quand on veut se déplacer vite.