— Tu peux en porter, maintenant que tu te destines à devenir une Matriarche.
— C’est vrai…
Regardant le bracelet comme si elle ne savait pas qu’en faire, Aviendha hésita, puis elle le passa brusquement à son poignet et leva le bras pour voir le résultat, l’air maussade comme s’il s’agissait d’une menotte…
— S’il ne te plaît pas, tu peux… Aviendha, Adelin m’a certifié que ça n’affecterait pas ton honneur. Et elle semblait approuver mon initiative.
Rand décrivit rapidement la cérémonie de l’infusion. Fermant les yeux, Aviendha frissonna comme si elle avait la fièvre.
— Un problème ?
— Elles pensent que tu essaies d’attirer mon… attention. Et elles ont effectivement approuvé ta démarche, comme si je portais toujours les lances.
Rand n’aurait pas cru qu’Aviendha puisse parler d’un ton si glacial. Dans ses yeux, il ne lut pas l’ombre d’une émotion.
— Les détromper sera très facile ! Je ne…
— Non ! explosa Aviendha. Tu acceptes leur approbation, et maintenant, tu voudrais la leur renvoyer à la figure ? C’est ça qui me déshonorerait ! Crois-tu être le premier homme qui tente de me plaire ? Qu’elles pensent ce qu’elles veulent, ça n’a pas d’importance.
Avec une grimace dégoûtée, la jeune femme saisit à deux mains sa tapette à tapis.
— Tu ne sais vraiment rien, pas vrai ? Rien de rien… Ce n’est pas ta faute…
Rand eut l’impression qu’Aviendha répétait une leçon qu’on lui avait apprise, ou qu’elle tentait de se convaincre elle-même de ce qu’elle disait.
— Rand al’Thor, je suis désolée d’avoir gâché ton repas. Maintenant, si tu veux bien me laisser… Amys m’a ordonné de nettoyer tous ces tapis, si longtemps que ça doive me prendre. Si tu restes ici à me parler, j’en aurai pour toute la nuit…
Aviendha tourna le dos à Rand et commença à battre le tapis, le bracelet d’ivoire tressautant sur son poignet.
Rand s’éloigna, perplexe. Les excuses avaient-elles été provoquées par le cadeau, ou s’agissait-il d’un ordre d’Amys ? S’il penchait pour la seconde hypothèse, Rand dut reconnaître que la jeune femme avait paru sincère. Vu la façon dont elle maltraitait le tapis, ponctuant chaque coup d’un grognement vengeur, elle n’était sûrement pas ravie. Mais il n’avait pas vu une seule fois de la haine dans son regard. Un résultat appréciable. Avec le temps, cette femme deviendrait peut-être fréquentable.
Quand il entra dans la maison de Lian, Rand trouva les quatre Matriarches en train de converser, chacune ayant un châle sur les épaules. Bien entendu, elles se turent dès qu’il apparut.
— Je vais te faire montrer ta chambre, dit Amys. Les autres ont déjà vu les leurs.
— Merci… (Rand tourna la tête vers la porte, le front plissé.) Amys, avez-vous dit à Aviendha de s’excuser de son comportement pendant le dîner ?
— Non. Elle l’a fait ?
Amys semblait sincèrement pensive. En revanche, Bair eut un petit sourire.
— Je ne lui aurais jamais donné un ordre pareil, reprit Amys. Des excuses forcées… ne sont pas des excuses.
— Nous lui avons seulement dit de battre les tapis jusqu’à ce qu’elle se soit un peu calmée, précisa Bair. S’il y a plus, c’est son initiative.
— Et elle n’a pas fait ça avec l’espoir d’échapper à sa corvée, ajouta Seana. Aviendha doit apprendre à contrôler sa colère. Une Matriarche maîtrise ses émotions et ne se laisse jamais dominer par elles.
Seana coula un regard à Melaine, qui se mordit la lèvre inférieure.
Les quatre Matriarches tentaient de convaincre Rand qu’Aviendha allait être d’une délicieuse compagnie, désormais. Pensaient-elles qu’il était aveugle ?
— Vous vous doutez bien que je sais, n’est-ce pas ? La vérité à son sujet, je veux dire… Vous l’avez chargée de m’espionner.
— Tu en sais beaucoup moins long que tu le penses, souffla Amys.
Comme une Aes Sedai, elle n’aurait éclairé sa lanterne pour rien au monde, bien entendu…
Melaine tira sur son châle tout en dévisageant Rand avec un intérêt soutenu. Si elle avait été une Aes Sedai, elle aurait appartenu à l’Ajah Vert. Rand en savait assez sur la Tour Blanche pour parier sa chemise là-dessus.
— Je reconnais que nous avons pensé qu’une jolie jeune femme n’éveillerait pas tes soupçons, dit Melaine. Et tu nous as paru assez séduisant pour qu’elle puisse trouver ta compagnie plus… amusante que la nôtre. Mais nous n’avons jamais attendu davantage d’elle.
— Alors, pourquoi tenez-vous tant à ce qu’elle reste avec moi ?
Rand s’avisa qu’il était un peu trop agressif et il corrigea le tir :
— Vous ne croyez tout de même pas que je vais lui révéler quelque chose que j’entends vous cacher ?
— Pourquoi as-tu accepté sa présence ? demanda Amys. Si tu l’avais repoussée, nous n’aurions pas pu t’en empêcher.
— Je préfère savoir qui est l’espion infiltré dans mon entourage…
Avoir Aviendha en ligne de mire était préférable à se demander sans cesse quel Aiel le surveillait. Sans elle, il aurait sans doute pris la plus anodine remarque de Rhuarc pour une tentative de lui tirer les vers du nez. Soudain, il se réjouit de ne pas s’être fié davantage au chef des Taardad. Mais il l’avait envisagé, et cette seule idée l’attristait. Pourquoi avait-il cru que les Aiels seraient plus francs et plus directs que les Hauts Seigneurs de Tear ?
— Pour cette raison, conclut Rand, je veux bien la garder à mes côtés.
— Dans ce cas, conclut Bair, tout le monde sera content.
Rand dévisagea la vieille Matriarche d’un regard méfiant. Quelque chose dans sa voix laissait entendre qu’elle ne disait pas tout ce qu’elle savait.
— Mais elle ne découvrira pas ce que vous cherchez !
— Ce que nous cherchons ? s’écria Melaine. Tu sais ce que dit une prophétie ? « Mais il sauvera les derniers des derniers, et ceux-là survivront. » Voilà ce que nous cherchons, Car’a’carn ! Sauver le plus de membres de notre peuple possible. Tu ne ressens rien pour nous, quels que soient ton sang et ton visage. Je te forcerai à prendre conscience que notre sang est le tien, même si je dois poser le…
— Je crois que Rand al’Thor aimerait découvrir sa chambre, coupa Amys. Il semble fatigué… (Elle tapa dans ses mains, faisant accourir une gai’shain élancée.) Montre-lui la chambre que nous lui destinons. Puis apporte-lui tout ce qu’il demandera.
Abandonnant Rand, les Matriarches se dirigèrent vers la porte. Comme des membres du Cercle des Femmes mijotant de faire un sermon à quelqu’un, Bair et Seana foudroyaient Melaine du regard. Les ignorant superbement, celle-ci murmura quelque chose comme « mettre du plomb dans la cervelle de cette idiote », puis la porte se referma sur son dos.
Quelle « idiote » ? Aviendha ? Mais elle faisait servilement ce que les Matriarches lui demandaient. Egwene, alors ? Elle étudiait quelque chose avec les Matriarches, croyait savoir Rand.
Mais que voulait « poser » Melaine afin qu’il prenne conscience que le sang des Aiels était le sien ? Comment poser quelque chose pouvait-il le convaincre de se considérer comme un Aiel ?
Poser un piège, peut-être ? Non, quel crétin je fais ! Elle n’en parlerait pas si ouvertement, dans ce cas. Un piège n’a de valeur que s’il est inattendu. Que pose-t-on en général ? Son fardeau ?
Vraiment épuisé, Rand n’était pas en état de réfléchir à un problème si compliqué. Après douze jours passés en selle, plus une partie du treizième – tout ça dans une fournaise –, on avait bien droit à un peu de repos. Mais qu’aurait-il dit s’il avait fait la plus grande partie du chemin à pied ? Aviendha devait avoir des jambes en acier. Lui, en tout cas, il rêvait d’un lit.