La gai’shain était plutôt jolie, même si une petite cicatrice partait de l’arcade d’un de ses yeux bleus pour aller s’enfoncer dans sa chevelure quasiment argentée à force d’être claire. Une autre Promise, provisoirement réduite en servitude ?
— Si vous voulez bien me suivre…, murmura-t-elle.
La chambre n’avait rien de conventionnel, bien entendu. Comme Rand s’y attendait, le lit n’était qu’une paillasse, déjà dépliée, qui reposait sur plusieurs couches de tapis aux couleurs vives. La gai’shain – appelée Khion, informa-t-elle Rand quand il lui demanda son nom – parut troublée voire choquée quand il demanda de l’eau pour faire ses ablutions, mais il en avait plus qu’assez de mariner dans sa sueur. Et pour se laver, il était prêt à parier qu’Egwene et Moiraine n’avaient pas eu besoin de séjourner sous une tente remplie de vapeur.
Khion accéda cependant à la demande du jeune homme, lui apportant de l’eau chaude dans un seau qui servait d’habitude à arroser le potager et un grand saladier blanc censé faire office de cuvette.
Quand la gai’shain proposa de le laver, Rand la chassa sans trop de ménagement. Un peuple étrange, vraiment… Et du premier jusqu’au dernier de ses membres !
La chambre étant bien entendu dépourvue de fenêtres, des lampes fixées à des supports muraux fournissaient l’éclairage. Quand il eut fini de se laver, Rand estima que la nuit ne pouvait pas être entièrement tombée. Eh bien, il ferait comme si ! Sur la paillasse, il trouva deux couvertures plutôt fines – un signe du goût des Aiels pour de rudes conditions d’existence. Se souvenant que les nuits étaient glaciales, le jeune homme se rhabilla, à l’exception de sa veste et de ses bottes. Puis il souffla les lampes et se glissa sous les couvertures.
Malgré l’épuisement, son cerveau resta en ébullition. Qu’avait voulu dire Melaine ? Pourquoi les Matriarches se fichaient-elles qu’il ait démasqué leur espionne ? Aviendha… Une très jolie femme, assurément, même si elle était aussi aimable qu’une mule ayant des cailloux coincés dans ses quatre sabots.
Le souffle de Rand ralentit et ses pensées devinrent plus brumeuses. Un mois… Trop long… Pas le choix… Honneur… Le sourire d’Isendre… Le regard de Kadere…
Un piège… Poser un piège… Lequel ? Si seulement il avait pu se fier à Moiraine !
Perrin. Champ d’Emond… Perrin se baignait probablement dans…
Les yeux fermés, Rand nageait dans une eau délicieusement fraîche et… humide. Jusque-là, il n’avait jamais mesuré à quel point il était agréable d’être mouillé. Levant la tête, il regarda les saules qui se dressaient à une extrémité de l’étang. Un grand chêne montait la garde à l’autre bout, ses feuilles surplombant l’eau.
Le bois de l’Eau… Comme on se sentait bien chez soi ! Il aurait juré qu’il y était de retour, mais c’était une impression diffuse, et de toute façon, sans réelle importance.
De sa vie, il n’était jamais allé plus loin que Colline de la Garde… Et maintenant, cette eau fraîche et humide… Cette solitude si délectable.
Soudain, deux silhouettes jaillirent dans les airs, les genoux pliés contre la poitrine, puis entrèrent dans l’eau en projetant une gerbe d’éclaboussures qui aveuglèrent le jeune homme. Quand il se fut essuyé les yeux, il reconnut, sur ses deux flancs, Min et Elayne qui lui souriaient, de l’eau jusqu’au ras du cou. Deux brasses auraient suffi pour qu’il s’approche d’une des femmes et s’éloigne de l’autre. Car enfin, il ne pouvait pas les aimer toutes les deux. Les aimer ? Pourquoi cette idée étrange avait-elle germé dans son esprit ?
— Tu ne sais pas qui tu aimes…
Rand se retourna dans une nouvelle gerbe d’eau. En cadin’sor, pas en chemisier et jupe, Aviendha se tenait sur la berge. Elle regardait la scène, mais sans paraître furieuse.
— Entre dans l’eau, dit Rand. Je t’apprendrai à nager.
Un rire mélodieux incita le jeune homme à tourner la tête vers l’autre berge. La femme à la peau laiteuse qu’il découvrit était la plus belle qu’il avait jamais vue, avec de grands yeux noirs qui lui faisaient tourner la tête. Il la connaissait, crut-il se souvenir.
— Dois-je t’autoriser à m’être infidèle, même si c’est seulement dans tes rêves ? demanda-t-elle.
Sans même regarder, Rand devina que Min, Elayne et Aviendha n’étaient plus là. La situation devenait vraiment bizarre…
Un long moment, la femme, comme inconsciente de sa nudité, regarda Rand en silence. Puis elle trempa un doigt de pied dans l’eau, tendit les bras en arrière et plongea. Lorsque sa tête revint à la surface, ses cheveux noirs brillants étaient secs. Au début, Rand s’en étonna. Mais elle le rejoignit – en nageant, ou en se matérialisant soudain près de lui ? – et l’enlaça, enroulant autour de son corps ses bras et ses jambes. Si l’eau était fraîche, sa peau se révéla brûlante.
— Tu ne peux pas m’échapper, dit-elle, ses yeux noirs semblant bien plus profonds que l’étang. Je vais te faire adorer ça, afin que tu n’oublies jamais, que tu sois endormi ou réveillé.
Endormi ou… Tout se brouilla autour de Rand. Elle l’enlaça plus fort, et tout redevint net et clair. Rien n’avait changé : des joncs à un bout de l’étang et des pins de l’autre, avec quelques massifs de faux bleuets.
— Je te connais…, dit Rand.
Bien sûr qu’il la connaissait ! Sinon, lui aurait-il permis de se comporter ainsi ?
— Et je ne… Ce n’est pas bien…
Il tenta de se dégager, mais elle ne se laissa pas faire.
— Je dois te marquer ! cria-t-elle. D’abord cette oie blanche d’Ilyena, puis ces… Combien de femmes accueilles-tu dans tes pensées ?
Les dents de la femme se plantèrent dans le cou de Rand. Criant de douleur, il la repoussa puis posa une main sur sa gorge. Elle avait traversé la peau et il saignait.
— C’est comme ça que tu t’amuses quand je me demande où tu es allée ? demanda une voix d’homme méprisante. Pourquoi devrais-je respecter mes engagements alors que tu mets notre plan en danger pour des futilités ?
Sans transition, la femme fut de nouveau sur la berge, vêtue d’une robe blanche serrée à la taille par une ceinture argentée. Des étoiles et des croissants de lune en argent brillaient dans sa crinière de ténèbres. Derrière elle, le sol s’éleva puis un frêne surmonta ce monticule. Un frêne ? Rand ne se souvenait plus d’en avoir vu un. L’inconnue se tenait face à une silhouette fluctuante. Celle d’un homme, semblait-il. Un type râblé aux cheveux gris, peut-être. Tout ça n’avait aucun sens.
— Le risque…, siffla la femme. Tu y es opposé presque autant que Moghedien, pas vrai ? Tu ramperais à l’écart comme l’Araignée en personne. Si je ne t’avais pas tiré de ton trou, tu te cacherais toujours, attendant de pouvoir récupérer quelques miettes.
— Si tu ne peux pas contrôler tes… appétits, dit la voix de ce qui n’était plus qu’une ondulation dans l’air, à quoi bon m’associer avec toi ? Quand je dois prendre des risques, j’en attends de plus grands résultats que pouvoir tirer les ficelles d’un pantin.
— Que veux-tu dire ? rugit la femme.
L’ondulation étincela. Sans comprendre pourquoi, Rand devina qu’il s’agissait d’une manifestation d’embarras, comme si la voix regrettait d’en avoir trop dit.
La silhouette disparut. Se tournant vers Rand, la femme baissa les yeux sur lui, fit une moue agacée… et se volatilisa.
Rand se réveilla en sursaut et resta étendu, sondant le plafond obscur de la chambre. Un rêve, oui. Mais un songe ordinaire, ou quelque chose d’autre ? Glissant une main sous la couverture, il se tâta le cou et y trouva les marques des dents de l’inconnue, ainsi qu’un filet de sang. Une inconnue ? Non, quelle qu’ait été la nature du rêve, Lanfear s’y était introduite. Elle n’était pas le produit de son imagination, et l’homme brouillé non plus.