Des pièges partout… Ce n’est pas le moment de marcher sans regarder où je mets les pieds.
Tant de pièges. Et tant de personnes pour les poser.
Avec un ricanement amer, Rand se tourna pour se rendormir – et se pétrifia, le souffle bloqué. Il n’était pas seul dans la chambre.
Lanfear !
D’instinct, il chercha à s’ouvrir à la Source Authentique. Un instant, il redouta que la peur l’en empêche. Mais il flotta très vite dans le calme glacé du Vide, des flots rageurs de Pouvoir déferlant en lui. Il se leva d’un bond, zébra l’air de ses bras et alluma d’un seul coup toutes les lampes.
Aviendha était assise en tailleur près de la porte. La bouche ouverte, les yeux écarquillés, elle regardait alternativement les lampes et les liens, à ses yeux invisibles, qui lui plaquaient les bras contre les flancs. S’attendant à un adversaire debout, Rand avait généré un tissage qui culminait largement au-dessus de la jeune femme. Du coup elle ne pouvait même pas bouger la tête.
Bien entendu, il la libéra en un clin d’œil. Manquant perdre son châle dans sa hâte, elle se releva, les jambes mal assurées.
— Je… Je ne m’y ferai jamais… Voir ce genre de choses… (Elle désigna les lampes.) Par un homme !
— Tu m’as déjà vu canaliser le Pouvoir…
La colère de Rand faillit briser le cocon de Vide qui l’enveloppait. S’introduire dans sa chambre en pleine nuit. Lui flanquer la frousse de sa vie ! Elle pouvait s’estimer heureuse qu’il ne l’ait pas blessée ou tuée accidentellement.
— Tu devras t’y habituer. Je suis Celui qui Vient avec l’Aube, que tu veuilles l’admettre ou non.
— Ce n’est pas une…
— Que fais-tu ici ? coupa Rand.
— Les Matriarches se relaient pour te surveiller de l’extérieur. Elles avaient l’intention de…
Aviendha s’empourpra et n’en dit pas plus.
— L’intention de quoi ?
La jeune femme devint écarlate et ne répondit toujours pas.
— Aviendha, l’intention de… ?
De continuer à marcher dans ses rêves, bien sûr ! Pourquoi n’y avait-il jamais pensé ?
— De faire irruption dans mes songes, c’est ça ? Depuis combien de temps m’espionnent-elles ainsi ?
Aviendha eut un long soupir.
— Je n’étais pas censée te le dire. Si Bair découvre que… Seana a dit que c’était trop dangereux ce soir. Je ne comprends pas très bien pourquoi. Moi, je ne peux pas m’introduire dans un rêve sans l’aide d’une de ces femmes. Mais il y a un danger ce soir, c’est tout ce que je sais. C’est pour ça que les Matriarches se relaient devant ta porte. Elles s’inquiètent…
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
— Je ne sais pas pourquoi je suis ici… Si tu as besoin de protection…
Aviendha baissa les yeux sur son couteau, puis elle posa la main sur le manche. Le bracelet d’ivoire semblant l’irriter, elle plia le bras pour qu’il vienne se coincer au creux de son coude.
— Avec un si petit couteau, je ne peux pas te protéger très efficacement. Et si je touche encore une lance sans devoir défendre ma vie, Bair m’a juré de me faire écorcher vive pour se fabriquer une outre avec ma peau. À cause de toi, j’ai battu des tapis pendant des heures et des heures – à la lueur de la lune !
— Je ne parlais pas de ma première question, mais de la seconde. Depuis combien de temps… ?
Rand se tut brusquement. Il y avait dans l’air comme une touche de… d’altérité incongrue. Ou démoniaque. Les derniers lambeaux du rêve de Rand. C’était possible. Peu probable, cependant.
Aviendha cria quand l’épée de flammes apparut entre les mains de Rand, sa lame légèrement incurvée gravée d’un héron. Un jour, Lanfear l’avait accusé d’utiliser le dixième de son potentiel, et sans même savoir ce qu’il faisait. Elle s’était trompée : il n’utilisait même pas le dixième de son potentiel. Mais il connaissait l’épée.
— Reste derrière moi, souffla-t-il.
Alors qu’il approchait de la porte, ses chaussettes ne faisant aucun bruit sur le tapis, Rand entendit un chuintement – Aviendha venait de dégainer son couteau. Bizarrement, il ne faisait pas plus froid qu’au moment où il s’était couché. Les murs de pierre retenaient-ils la chaleur ? C’était bien possible, car une fois dans le couloir, le jeune homme sentit une nette différence de température. À cette heure, même les gai’shain devaient être couchés. Les salles et les couloirs étaient déserts, et pourtant toujours éclairés par des lampes murales. Pas par toutes, mais on en laissait quelques-unes allumées afin qu’il ne fasse pas nuit noire dans la demeure.
La sensation, toujours vague, ne se dissipait pas. Quelque chose de maléfique…
Rand s’immobilisa devant l’arche qui donnait sur l’entrée aux carreaux marron. À chaque extrémité de la pièce, une unique lampe fournissait une lumière vacillante.
Au milieu de cette entrée, un homme très grand inclinait la tête sur la femme qu’il tenait dans ses bras entre les pans de sa cape noire. La tête inclinée, sa capuche blanche baissée, Khion offrait sa gorge à l’inconnu avec un sourire extatique.
Une onde d’embarras bienveillant courut à la surface du cocon de Vide. Deux amoureux, rien de plus.
Mais l’homme leva la tête.
Trop grand pour son visage blême aux joues creuses, les yeux noirs du Draghkar se rivèrent sur Rand et ses lèvres écarlates dessinèrent une parodie de sourire qui dévoila des crocs acérés. Quand les pans de la cape s’écartèrent – en réalité, il s’agissait des ailes du monstre – Khion glissa à terre et ne bougea plus. Le Draghkar l’enjamba et tendit ses mains blanches griffues vers Rand. Mais les crocs et les griffes n’étaient pas le véritable danger. C’était le baiser du monstre qui tuait – quand il ne vous condamnait pas à un sort encore pire.
La chanson hypnotique du Draghkar vint s’enrouler autour du cocon de Vide et les ailes se déployèrent pour en faire autant autour du torse de la victime qui avançait docilement vers son bourreau.
Une lueur de stupéfaction passa dans les yeux du monstre juste avant que la lame de flammes s’abatte sur son crâne, le fendant jusqu’à la naissance du nez.
Une lame d’acier serait restée coincée, mais celle-là se dégagea sans difficulté quand la créature s’écroula. Toujours réfugié au cœur du Vide, Rand examina la dépouille qui gisait à ses pieds. Cette chanson… S’il n’avait pas été coupé de tout, elle se serait introduite dans son esprit, le subjuguant. C’était ce que le Draghkar avait cru en voyant l’humain avancer vers lui si docilement.
Aviendha s’agenouilla près de Khion et lui posa une main sur le cou.
— Morte, dit-elle en achevant de fermer les yeux de la gai’shain. C’est peut-être mieux comme ça, les Draghkars dévorent l’âme de leur victime avant de lui prendre la vie… Un Draghkar ici ! (Elle lança un regard noir à Rand.) Des Trollocs au Guet d’Imre, un Draghkar ici… Tu n’as pas apporté la paix à la Tierce Terre.
Criant de terreur, Aviendha se coucha sur le cadavre de Khion lorsque Rand leva son épée.
Une lance de feu solide jaillit de la lame pour aller s’enfoncer dans la poitrine du Draghkar qui venait de franchir la porte d’entrée. S’embrasant, le monstre recula et battit des bras pour s’envoler. En vain, car ses ailes brûlaient déjà.
— Va réveiller tout le monde, dit très calmement Rand.
Khion s’était-elle battue ? Son honneur l’avait-il aidée à ne pas sombrer trop vite ? De toute façon, lutter n’aurait servi à rien. S’ils étaient plus faciles à tuer que les Myrddraals, les Draghkars étaient encore plus dangereux, à leur manière.