Des sursa, se souvint-elle, pas des baguettes. Mais quel que soit le nom, c’est une façon de manger ridicule !
De l’autre côté de la table, dans la Chambre des Floraisons Fanées, Egeanin regardait pensivement ses sursa. En tenant un dans chaque main, elle semblait ne pas avoir la première idée de ce qu’il fallait faire. Nynaeve était un peu plus douée. Les sursa dans une seule main, comme le leur avait montré Rendra, elle n’avait jusque-là réussi qu’à manger une tranche de viande – une lamelle, plutôt – et quelques morceaux de poivron émincé. Le regard déterminé, elle continuait malgré tout le combat.
La table était couverte de bols remplis d’une variété de viandes et de légumes coupés en de minuscules morceaux. Au rythme où ça se traînait, il faudrait le reste de la journée pour finir cet étrange repas.
Quand Rendra se pencha sur elle pour lui montrer comment tenir les sursa, la Fille-Héritière lui sourit de gratitude.
— Ton pays est en guerre contre l’Arad Doman, dit Egeanin, curieusement agressive. Pourquoi servir la cuisine d’un ennemi ?
Rendra haussa les épaules et fit la moue derrière son voile. Vêtue de rouge très clair, elle avait piqué dans ses cheveux des perles également rouges qui cliquetaient chaque fois qu’elle bougeait la tête.
— C’est la mode culinaire, désormais… Le Jardin des Brises d’Argent l’a lancée il y a quatre jours, et tous les clients veulent de la cuisine domani. Puisque nous ne pouvons pas conquérir ce pays, nous annexons sa gastronomie, c’est mieux que rien. À Bandar Eban, les gens mangent peut-être notre agneau à la sauce au miel accompagné de pommes enrobées de sucre. Et dans quatre jours, nous passerons sans doute à autre chose. Les modes changent très vite, de nos jours. Si quelqu’un excite la populace sur ce sujet…
— Tu crois qu’il y aura encore des émeutes ? demanda Elayne. À cause du menu des auberges ?
— La rue est en colère, soupira Rendra. Une simple étincelle peut suffire… Avant-hier, tout est venu d’une rumeur annonçant que Maracru, une de nos villes, s’est ralliée au Dragon Réincarné, ou est tombée entre les mains de ses fidèles, ou des rebelles – pour la différence que ça fait ! La foule s’en est-elle prise aux gens originaires de Maracru ? Non, les émeutiers ont semé la terreur dans les rues, tirant des malheureux de leur carrosse, puis ils ont incendié le Grand Hall de l’Assemblée. Si on apprend que notre armée a perdu une bataille – ou en a gagné une – la colère visera peut-être les établissements qui servent de la cuisine domani. À moins que les gens décident de brûler les entrepôts sur tous les quais de la péninsule Calpene. Qui peut le deviner ?
— Le désordre partout…, marmonna Egeanin.
Elle bataillait toujours contre les sursa. À voir son expression, il aurait pu s’agir de dagues qu’elle s’apprêtait à planter dans la nourriture pour la punir d’on ne savait quelle offense.
Nynaeve perdit un morceau de viande alors qu’il n’était plus qu’à un souffle de sa bouche. Agacée, elle le récupéra sur ses genoux puis frotta la soie crème de sa robe avec sa serviette.
— Le désordre ? répéta Rendra. C’est un mot bien faible… Je me souviens d’un temps où l’ordre régnait à Tanchico. Qui sait ? ces temps bénis reviendront peut-être. Certains disent que la Panarch Amathera renverra la garde municipale dans les rues. Mais si j’étais à sa place, après la réaction du peuple à son investiture…
» Les Fils de la Lumière ont tué beaucoup d’émeutiers. Ça évitera peut-être qu’il y ait d’autres troubles. Ou les prochains, au contraire, seront deux fois plus graves. Dix fois, même… Si j’étais Amathera, je conserverais la garde municipale et les Capes Blanches autour de moi… Mais ce n’est pas un sujet de conversation pour un repas.
Rendra inspecta la table et hocha la tête de satisfaction, faisant tintinnabuler ses perles. Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, elle marqua une pause et sourit.
— Les Domani mangent avec des sursa, c’est vrai, et il est de bon ton de se plier à la mode. Mais il n’y a personne pour vous regarder, dans ce salon. Si vous rêvez d’un couteau et d’une fourchette, vous en trouverez sur ce plateau, sous la serviette. Bon appétit.
Nynaeve et Egeanin attendirent que la porte se soit refermée sur l’aubergiste. Puis elles se sourirent et tendirent en même temps la main vers le plateau en question. Elayne fut pourtant la première à récupérer des couverts. Les deux autres n’avaient jamais eu besoin de manger en un éclair entre la fin des corvées et le début des cours…
— C’est plutôt bon, dit Egeanin, quand on arrive à en mettre dans sa bouche.
Nynaeve rit de bon cœur avec sa nouvelle amie.
Depuis leur rencontre avec la femme aux cheveux noirs et aux yeux bleus, une semaine plus tôt, l’ancienne Sage-Dame et la Fille-Héritière s’étaient attachées à elle. De fait, Egeanin les distrayait agréablement du bavardage de Rendra au sujet des vêtements, des cheveux ou du teint de peau – et de ses digressions sinistres sur les gens qui, dans la rue, vous regardaient comme s’ils préméditaient de vous couper la gorge pour une pièce de cuivre. C’était la quatrième visite d’Egeanin, et Elayne les avait toutes appréciées. Même si elle était une négociante de second ordre, Egeanin faisait montre d’une indépendance d’esprit et d’une franchise que la Fille-Héritière lui enviait. Quand il s’agissait de dire ce qu’elle pensait et de ne s’incliner devant personne, elle avait autant d’envergure que Gareth Bryne.
Elayne aurait pourtant voulu que les visites de leur amie soient moins fréquentes. Ou plutôt, qu’elle ne les ait pas chaque fois trouvées cloîtrées à l’auberge. Depuis l’investiture d’Amathera, les troubles permanents rendaient les rues infréquentables, même avec une solide escorte de marins. Après que les deux femmes eurent été contraintes de s’enfuir sous une pluie de gros cailloux, Nynaeve elle-même s’était rendue à l’évidence. Thom avait promis de trouver un carrosse et des chevaux, mais il ne consacrait pas beaucoup d’efforts à cette tâche. Comme Juilin, il semblait ravi que leurs « protégées » soient contraintes de ne plus sortir.
Ils reviennent tous les deux couverts de plaies et de bosses, mais ils refusent qu’on se blesse ne serait-ce qu’un orteil.
Pourquoi les hommes jugeaient-ils l’intégrité physique des femmes plus importante que la leur ? Et pourquoi leurs blessures leur semblaient-elles moins graves que celles de leurs compagnes ?
Au goût de la viande, Elayne songea que Thom, s’il voulait trouver des chevaux, aurait dû conduire ses recherches dans les cuisines. L’idée de manger un si noble animal retourna l’estomac de la Fille-Héritière. Pour se remettre, elle choisit un bol de légumes : des champignons noirs en lamelles, des poivrons rouges et une sorte de bourgeon duveteux, le tout servi dans une sauce blanche gluante.
— De quoi allons-nous parler aujourd’hui ? demanda Nynaeve à Egeanin. Tu nous as posé presque toutes les questions possibles et imaginables.
En tout cas, celles qui pouvaient recevoir une réponse…
— Si tu veux en savoir plus sur les Aes Sedai, il faudra te faire prendre comme novice à la Tour Blanche.
Egeanin tressaillit, comme chaque fois qu’on la reliait indirectement au Pouvoir. Pour garder une contenance, elle étudia dubitativement le contenu d’un des bols de nourriture.
— Vous n’avez guère fait d’efforts pour me cacher que vous cherchiez quelqu’un. Des femmes, pour être plus précise. Si ça ne vous paraît pas indiscret, j’aimerais savoir si…
Egeanin s’interrompit, car on venait de frapper à la porte.
Bayle Domon entra sans attendre qu’on l’y ait invité.
— Je les ai trouvées ! lança-t-il avec un mélange de sombre jubilation et d’angoisse larvée.