Le camion reprit la route. Tommy fit de même avec Nathan et Éva quelques kilomètres plus loin, en précisant qu’un jour de congé serait accordé à ceux qui atteindraient la ferme en premier.
Nathan et Éva se retrouvèrent au milieu de la forêt, dans le noir absolu. Ils n’avaient ni plan, ni boussole, ni vêtements de rechange.
Au lieu de s’inquiéter de la marche à suivre, ils plongèrent dans les bras l’un de l’autre. Leurs lèvres se cherchèrent, leurs mains partirent à la découverte du corps de l’autre.
Ils s’allongèrent et firent l’amour au pied d’un arbre, emportés par la fougue, insouciants du froid, des cris de la forêt et de l’objectif qui leur avait été fixé.
Avant de reprendre la route, ils convinrent que leur mission était prioritaire. Ils se promirent de garder le secret sur ce qui venait de se produire et espérèrent que l’avenir les réunirait.
Ils parvinrent à la ferme longtemps après les autres et ne remportèrent pas le jour de congé, ce qui leur valut les moqueries de Moshe et de Daniel et un clin d’œil complice de Rachel dont l’intuition féminine était aiguisée.
En avril 1949, après quatre mois passés dans la ferme, Nathan et ses trois amis furent déclarés aptes au service. Franck Stern vint leur annoncer la nouvelle, en même temps que leur prochaine destination.
Il les réunit en présence des instructeurs et prit un ton solennel.
— Le temps est venu pour vous de passer à l’action. Vous allez accomplir une mitsva, un bienfait pour notre communauté et pour l’humanité tout entière. L’existence du Chat devra être tue à jamais. Il en va de la sécurité de tous nos membres. Vous allez être intégrés dans la vie courante, vous aurez un métier, certains parmi vous se marieront et auront des enfants. La loi du silence doit vous guider. Même si cela entrave vos possibilités d’avenir, vous devrez rester fidèles à votre mission jusqu’à ce qu’on vous en décharge.
Les quatre compères acquiescèrent.
Franck leur révéla leur destination.
Moshe et Daniel partaient pour Berlin. Éva allait vivre à Francfort et travaillerait dans un restaurant. Nathan était engagé comme aide-comptable dans une entreprise de menuiserie à Karlsruhe.
Nathan et Éva se lancèrent un coup d’œil discret.
Karlsruhe se trouvait à moins de cent cinquante kilomètres de Francfort.
24
Aucun tact
— Vous avez eu beaucoup de chance.
J’ouvre les yeux.
Une femme et un homme en blanc sont plantés devant moi. La lumière m’aveugle. Je referme les yeux.
La femme reprend.
— Vous avez eu un accident de voiture sur l’Autobahn, à la sortie d’Augsbourg, il y a trois jours, monsieur. Vous êtes à la clinique centrale d’Augsbourg. Nous sommes mardi, le 3 juillet.
Les images me reviennent.
Le camion au ralenti. L’accrochage. L’habitacle qui se déforme, le hurlement des tôles, les pompiers qui me sortent de la voiture.
— Vous m’entendez, monsieur Kervyn ?
J’entends.
Ma langue est collée à mon palais.
Je remonte le temps. Je sortais de chez Roland. Le carton. Le passeport de mon père. Où sont mes affaires ? Ont-ils prévenu Sébastien ? Suis-je un légume ?
— Calmez-vous, monsieur Kervyn, nous allons vous expliquer.
Je fais un effort désespéré.
— Mon fils.
— Oui, nous avons prévenu votre fils. Il téléphone tous les jours pour avoir des nouvelles.
Trois jours.
Il n’est pas venu. Il tient sa revanche.
— Nous avons aussi prévenu votre frère, au Mali. Votre cousin Roland est passé encore ce matin.
Elle parle français avec un fort accent allemand, c’est la raison pour laquelle je n’ai rien compris à ce qu’elle me racontait jusqu’à présent. Au peu que j’en ai vu, elle est imbaisable.
— Votre cousin Roland a téléphoné à votre société pour leur expliquer ce qui s’est passé. Il est très gentil.
Ont-ils trouvé ma petite boîte métallique ?
Elle était dans ma poche. S’ils ont cru qu’elle ne contenait que des pastilles à la menthe, ils l’ont jetée. J’espère qu’ils auront des Imitrex.
— Vous avez une commotion cérébrale. On vous a mis sous sédatifs et on vous a posé une minerve. Vous étiez fort agité, mais maintenant vous allez vous sentir mieux.
Une commotion cérébrale ?
J’ai percuté un poids lourd à deux cents kilomètres-heure et je n’ai qu’une simple commotion cérébrale ? Soit elle se fiche de moi, soit elle n’ose pas m’avouer la vérité.
— Vous avez quelques lésions au visage, mais vous n’avez aucune fracture. Vous avez eu beaucoup de chance.
— Mes affaires ?
Depuis le début, elle hurle dans mes oreilles comme si j’étais sourdingue.
— Les affaires qui étaient dans votre voiture ont été récupérées par la police. Votre cousin est allé reprendre celles que vous aviez laissées à votre hôtel, à Zusmarshausen.
Je rouvre les yeux.
Elle est penchée sur moi. Son visage est à quelques centimètres du mien.
L’homme qui l’accompagne n’a pas bronché, il est au garde-à-vous derrière elle, monolithique. C’est certainement un toubib, il porte une blouse blanche sur une chemise bleue et une cravate rouge.
Je referme les yeux.
Je tente un mouvement. Mes muscles sont douloureux, ma nuque est bloquée. Je ne suis qu’élancements, des épaules aux chevilles.
— Quand ?
— Quand pourrez-vous sortir, c’est ça que vous voulez savoir ? Dans deux ou trois jours, en principe, si tout se passe bien. La police est venue, ils vont revenir cet après-midi pour vous interroger sur l’accident. Le chauffeur du camion a été blessé.
Les flics ont récupéré mes affaires. Fouille-merde comme je les connais, ils ont dû s’en donner à cœur joie. Les ont-ils ramenées ici ? S’ils ont trouvé le pistolet, ils vont me mener une vie infernale ; d’où vient-il, où est votre port d’arme, pourquoi vous promenez-vous en République fédérale d’Allemagne avec un flingue sans numéro de série ?
Le toubib prononce quelques mots.
Elle lui répond en allemand et revient vers moi.
— Vous comprenez ce que je dis, monsieur ?
— Oui.
— Le docteur Kösztler aimerait vous parler. Je vais traduire ce qu’il va dire.
Le toubib lance une longue tirade. Elle écoute en hochant la tête.
Je l’interromps avant qu’elle ne commence à restituer.
— Ne criez pas.
Elle baisse le ton.
— D’accord, monsieur. Voilà, nous avons fait quelques analyses, de votre sang, entre autres, cela fait partie de la procédure normale.
— Et ?
— Votre taux de PSA est supérieur à 10.
Suis-je censé savoir ce que cela veut dire ?
— Et après ?
— Le PSA est l’antigène de la prostate. Un taux de PSA élevé peut indiquer que vous avez un cancer de la prostate.
Le schleu acquiesce dans son dos.
Un cancer de la prostate ?
Pas de quoi paniquer. Mitterrand a dirigé la France pendant quatorze ans avec un cancer de la prostate. Si j’en crois les ouï-dire, sa prostate défaillante ne l’a pas empêché de baiser comme un lapin.
L’infirmière reprend.
— Vous le saviez ?
— Non.
— Vous n’aviez pas de douleurs ? Des difficultés à uriner ou des mictions fréquentes ? Une difficulté à vous retenir ? Du sang dans vos urines ?
— Non.