— Votre téléphone a été détruite.
— Détruit. Où se trouve mon ordinateur ?
— Nous vous l’apporterons demain.
— Pourquoi l’avez-vous pris ?
De toute façon, ils seraient bien incapables de craquer le mot de passe. Et quand bien même, il n’y a rien à y trouver.
Je répète la question.
— Pourquoi l’avez-vous pris ?
Pour toute réponse, il tire une enveloppe A4 du carton et en extirpe une photo de belles dimensions.
— Pourriez-vous nous dire qui est cet homme et ce que fait cette photo dans les affaires de votre famille ?
La photo est en noir et blanc. Elle représente le portrait en pied d’un homme d’une trentaine d’années. Il semble content de lui et porte un regard hautain sur la ligne d’horizon.
Je ne suis pas féru d’histoire, mais je peux sans peine reconnaître l’uniforme noir des SS.
26
Le dernier jour du mois de septembre
Nathan débarqua à la fin du mois d’avril 1949 dans une ville en pleine reconstruction.
Karlsruhe avait été en grande partie détruite par les raids aériens alliés d’avril 1945 et de nombreux chantiers étaient encore ouverts aux quatre coins de la ville.
L’homme de contact de Nathan était désormais un dénommé Aaron. Ils s’étaient brièvement parlé au téléphone à son arrivée pour mettre au point leur mode de fonctionnement.
Nathan recevrait ses instructions par courrier. Une fois par semaine, il devrait faire parvenir un rapport sur l’état d’avancement de ses travaux, toujours par courrier, à une adresse à Francfort.
Aucune rencontre n’était envisageable et seule une situation d’urgence justifiait un appel téléphonique.
Un logement lui avait été attribué au quatrième étage d’une vieille maison, au cœur de la Kaiserallee, non loin des ruines du Hoftheater.
L’entreprise de menuiserie dans laquelle l’organisation lui avait trouvé un emploi était dirigée par un couple de Juifs polonais aidé de leurs deux fils. Ils ne connaissaient pas en détail la mission de Nathan, mais ils savaient qu’ils devaient la considérer comme prioritaire.
Pour eux, Nathan était chargé de mener une enquête sur certains criminels de guerre nazis dans le but de préparer un dossier à charge contre eux.
Aaron lui avait assuré qu’il s’agissait de personnes de confiance et qu’il pouvait compter sur leur discrétion.
Andrzej, le père de famille, l’avait par ailleurs informé que son rôle d’aide-comptable ne l’occuperait que deux à trois heures par jour, mais qu’il lui verserait un salaire plein.
Nathan apprit plus tard qu’il avait perdu ses deux frères et sa sœur dans les camps.
Durant les premières semaines, le rôle de Nathan se limita à lire des transcriptions de conversations téléphoniques, à consulter des monceaux de fiches et à examiner des centaines de photos.
De temps à autre, il était chargé de vérifier certaines données, de contrôler l’exactitude de dates de naissance ou de décès, de chercher des failles dans des biographies, de comparer des dates, des lieux ou de parcourir le compte-rendu de certains témoignages.
Malgré le caractère rébarbatif de ces tâches, Nathan s’en acquittait avec sérieux et dévouement, conscient que le résultat de ses recherches servait la cause et permettait de préparer le travail des équipes d’intervention.
Il savait qu’il devait faire ses preuves et démontrer sa détermination. Son tour viendrait, il en était sûr. L’organisation ne lui avait pas fait suivre une telle formation pour le confiner dans un rôle de rond-de-cuir.
Comme le lui avait enjoint Aaron, il continuait à pratiquer de nombreuses activités physiques pour rester au mieux de sa forme. Il courait tous les jours, faisait du judo et s’était inscrit dans un club de tir.
Quand venait la fin de la semaine, il empruntait la VW Käfer d’Andrzej et allait rejoindre Éva à Francfort. À chacune de leurs rencontres, il se sentait davantage amoureux d’elle.
Ils s’étaient trouvé un hôtel discret en face de la gare où ils passaient la majeure partie de la journée à faire l’amour, à plaisanter et à échanger des anecdotes sur leur travail.
Comme Nathan, elle passait ses journées à gratter du papier sans pour autant se lamenter sur son sort ou se décourager.
En juin, ils envisagèrent de fonder une union à long terme et prirent la décision d’en informer Aaron qui était également le contact d’Éva.
À aucun moment, il ne leur avait été mentionné qu’il leur était interdit de fréquenter d’autres membres du Chat, mais ils ne voulaient pas que Aaron l’apprenne par une voie détournée.
Dès le lendemain, Nathan prit son courage à deux mains et composa le numéro de téléphone d’urgence.
— Aaron, c’est Nathan.
— Je t’ai reconnu, que se passe-t-il ?
— Je dois t’annoncer quelque chose.
— Je t’écoute.
— Cela n’a rien à voir avec le travail. Éva et moi avons une liaison. Nous nous voyons toutes les semaines, nous nous aimons et nous envisageons de faire notre vie ensemble.
Aaron soupira.
— Je sais tout ça, Nathan, pour qui nous prends-tu ?
Nathan en resta bouche bée.
— Tu le savais ?
— Nous en reparlerons plus tard. Je t’avais dit de ne faire ce numéro qu’en cas d’urgence.
— Bien, Aaron, excuse-moi.
Avant de raccrocher, Aaron prit le ton de la confidence.
— Tu fais du bon boulot, Nathan, et Éva également, nous le voyons. Vous passerez bientôt à l’action.
À la mi-juillet, Nathan reçut son premier ordre de mission sur le terrain.
Selon les renseignements, la ville de Baden-Baden, distante d’une cinquantaine de kilomètres, était un véritable nid de Rats. La ville avait volontairement été épargnée par les bombardements alliés et il faisait bon y vivre. Ses palaces et ses établissements thermaux étaient courus par une riche clientèle européenne et américaine.
Certains ex-nazis y vivaient sous le couvert d’une nouvelle identité, d’autres ne s’étaient pas encombrés de telles précautions et s’exhibaient au grand jour, tel Aribert Heim, surnommé le Docteur Mort par les prisonniers de Mauthausen, qui officiait à visage découvert dans son cabinet de gynécologie, au centre de la ville.
Aaron avait promis à Nathan que le Chat se chargerait de lui dans les mois qui suivraient.
En attendant, Nathan était chargé de prendre en filature un homme soupçonné d’être Georg Sommerer, le SS-Obersturm-bannführer qui avait dirigé la section III au camp d’Auschwitz.
L’homme travaillait comme portier dans un hôtel luxueux sous le nom de Gustav Sommer. Un rescapé qui avait fait un bref séjour dans le palace était persuadé de l’avoir reconnu.
Le 17 juillet, Nathan arriva à Baden-Baden et s’installa dans une chambre de bonne louée pour lui à proximité du palace en question.
La mission de Nathan s’étala sur trois semaines.
D’après les documents qu’il avait présentés à l’hôtel lors de son engagement, Gustav Sommer était né à Walldorf en 1909. Il vivait seul au dernier étage d’un immeuble de six étages situé sur la Ludwig Wilhelm Platz, en face de l’église. Il travaillait six jours sur sept et faisait de longues journées.
Dès le lendemain de son arrivée, Nathan se mit sur ses pas. L’homme était trapu, large d’épaules et arborait une dent en or sur le devant. Durant la journée, Nathan l’observait depuis le parc situé en face de l’hôtel. Sommer souriait, ouvrait la porte avec déférence, faisait des courbettes, s’empressait de porter les valises des clients et aidait les femmes accompagnées d’enfants.