Je jette un coup d’œil au carton à mes pieds. Le contenu est sens dessus dessous. Les pompiers ont dû attraper ce qu’ils trouvaient çà et là et le balancer dans la caisse. Sans compter les flics qui l’ont fouillée de fond en comble. Avec l’obscurité et le vent, je suis certain qu’une partie des documents est restée dans la carcasse ou s’est envolée dans la nature.
À première vue, des dizaines de photos et de documents sont empilés dans le plus grand désordre. Plus épineux, je ne sais pas ce qui appartient à mon père et ce qui provient de ma mère.
Au contraire de nombreuses situations, ce genre de casse-tête me laisse froid. Des puzzles de mon enfance à la reconstitution minutieuse des événements du 21 août 1954 en passant par l’apprentissage de programmes informatiques, je peux faire preuve d’une patience hors du commun pour dénouer des embrouillaminis de ce type.
Au prix d’un nouvel effort, je soulève la caisse et la retourne sur le lit adjacent. Le contenu dégringole sur le matelas et forme un monticule poussiéreux.
Je procède par étapes. Je commence par former des tas qui regroupent des documents de même type. Les documents officiels, les photos, les lettres, les passeports et cartes d’identité, les objets, les carnets, les cartes géographiques, les dépliants et les papiers inclassables. Plus deux enveloppes complètes.
Pas de pistolet.
Les flics m’ont dit qu’il se trouvait dans la caisse. Pourquoi l’ont-ils gardé ?
Je suppose qu’ils me le rendront avec le Mac.
J’ouvre la première enveloppe complète, la plus épaisse des deux. Elle semble récente, à l’inverse des documents qu’elle contient. Ce sont des papiers de grandes dimensions, jaunis par les années. Ils sont dactylographiés, truffés de timbres et de cachets. Certains tombent en décomposition.
Les plus grands documents portent un titre, écrit en gras.
Ils sont datés. Les plus anciens de 1912, les plus récents de 1931. Les premiers exemplaires comprennent une traduction en russe sous chaque ligne. L’intérieur du document est rempli de colonnes. Un texte calligraphié les traverse sur la largeur. Il englobe de nombreux chiffres. Je saisis le mot hektar à plusieurs reprises.
Une série d’autres documents sont entièrement écrits à la main, y compris l’intitulé.
Ils ressemblent en tous points à des actes notariés.
Le solde de l’enveloppe est fait de protocoles, de plans et de lettres émanant de la Krajobank à Lwów.
J’en conclus qu’il s’agit de titres de propriétés, en grande partie situées dans la région de Radziechow, la province où se trouvait la maison d’été de mes grands-parents. Si j’en crois les chiffres, je possède au bas mot la moitié de la Pologne.
La seconde enveloppe contient une liasse de lettres. L’encre s’est effacée avec le temps, nombre d’entre elles sont illisibles.
La brunette aux gros seins entre dans la chambre avec le plateau du déjeuner, un bol de soupe, deux tranches de pain, un peu de jambon.
Je jette un coup d’œil au réveil, je ne peux imaginer qu’il y a trois heures que je suis occupé.
Elle ouvre de grands yeux en voyant le chaos étalé sur le lit.
— Mein Gott, was machen Sie ?
— Je range des papiers.
Elle semble plus amusée que contrariée.
— Hier liegen ja überall Papiere !
— Ja. Vous parlez français ?
Elle secoue la tête.
— Nein, nicht français.
— Dommage, je t’aurais bien baisée.
Elle pose le plateau sur le lit, jette un dernier coup d’œil aux papiers avant de sortir.
— Guten Appetit !
Je m’attaque au deuxième tas, les cartes d’identité et les passeports. Je mets de côté celui de mon père. Je le garde pour la fine bouche.
Les cartes d’identité appartiennent à mon grand-père. La première est une Karta myśliwska, sa carte militaire, elle a été émise le 2 janvier 1914. Un cachet de cire est apposé sur sa photo. Il a vingt-six ans, il est polonais et semble fier de l’être.
La deuxième est un carnet à la couverture bleu foncé. Les titres sont en russe, en lettres dorées. Sa photo y est collée, tamponnée par un cachet qui affiche l’étoile rouge caractéristique. Le document date de 1940. L’ensemble des textes est en caractères cyrilliques.
La troisième est une Kennkarte für deutsche Volkszugehörige. Un aigle, les ailes déployées, les serres refermées sur une croix gammée, trône au centre de la carte. Elle a été délivrée le 11 avril 1942, à Lemberg.
La quatrième est une Deutsche Kennkarte, elle est légèrement plus grande que la précédente, de couleur gris-bleu. Elle a été émise à Göggingen, le 15 septembre 1946. Les mentions sont reprises en anglais, français et russe. En regard de la nationalité, il est écrit Deutsch.
La dernière, plus petite, de couleur orangée, est titrée Personalausweis et date de janvier 1953. Une fenêtre découpée dans la couverture permet de contrôler le numéro. Je naissais cette année-là, mon grand-père avait soixante-cinq ans.
Les bouleversements de toute une vie en cinq documents.
Le troisième tas est un amoncellement de photos. Il doit y en avoir plus d’une centaine. Je les parcours rapidement. J’en reconnais certaines. Elles ont été prises à différentes époques, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe.
La plupart sont en noir et blanc, quelques-unes dans un format ridiculement petit. Comment pouvait-on tirer d’aussi petites photos ?
J’y retrouve également des photos de la naissance de Sébastien, des portraits de membres de la famille de ma mère, mais aussi des personnages qui me sont totalement inconnus : des bébés grimaçants, une sorte de hussard à la moustache raide, le poitrail couvert de décorations, des femmes en robe longue, un rang d’élèves en uniforme, une famille entière regroupée autour d’une statue, des militaires, des chiens, mon frère, moi.
Parmi elles, je tombe sur deux photos prises lors du mariage de mes parents. Elles sont insérées dans un encart en papier parcheminé portant le nom du photographe.
Sur la première, ils sont tous les deux. Ma mère sourit, elle est gracieuse et élégante, elle a vingt-trois ans. Elle porte un tailleur clair et un large chapeau à voilette. Mon père la tient par le bras. Il a gardé son sérieux, il flotte un peu dans son costume à larges revers.
Sur le second cliché, ils sont encadrés par mes grands-parents paternels, réunis pour l’occasion, et un couple que j’imagine être les témoins.
Nulle trace de mes grands-parents maternels, ni de Barbara ou de Marischa. Pourquoi ne sont-ils pas venus ? Ils habitaient en Allemagne de l’Ouest, ils auraient pu faire le déplacement sans problème.
Ma mère a écrit quelques mots à l’intérieur de l’encart.
Bruxelles, 6. VIII 1949.
Dla nasrej nojchoisrej
Leurs deux signatures figurent sous la phrase.
L’empilage qui suit me paraît sans intérêt. Ce sont des cartes géographiques, des dépliants touristiques, des prospectus, des cartes postales de Wilanów, Cracovie, Berlin, Caprino Veronese, Ascona, Isola Bella. Je n’ai pas la moindre idée d’où provient cet amas, pas de ma mère en tout cas.
Le monticule de documents officiels me pose problème. Ils sont nombreux, écrits en langue allemande, russe, polonaise. Certains comportent des tampons, des timbres, des signatures.