Elle s’arrête, triomphante, pose les mains sur ses hanches.
— Voilà.
La posture qu’elle adopte met ses seins en valeur et souligne la finesse de sa taille. J’aimerais la baiser comme elle le mérite pour lui faire payer son arrogance.
Je prends l’air indifférent.
— Et après ?
— C’est tout pour lui.
— Rien de marquant.
— À vous de juger. J’ai également trouvé ses différentes cartes d’identité, sa carte de milice et son permis de port d’armes datant de 1913. Plus original, j’ai trouvé un certificat émis en 1932, dûment cacheté par les instances religieuses, attestant qu’il est de religion catholique romaine et qu’il a été baptisé. À quelles fins ? Je ne sais pas. Je peux enfin vous dire qu’il a recommencé à travailler entre 1946 et 1953 dans une pharmacie en Allemagne.
— Vous ne m’apprenez rien. Ensuite ?
Elle pointe le tas le plus fourni.
— Votre tante, Maria. À son sujet, j’ai plus de choses intéressantes à vous raconter.
— C’est logique, ces papiers provenaient de ses affaires.
Elle s’empare de la feuille qui coiffe la pile.
— J’ai fait un résumé chronologique. Maria est née en février 1921. Elle a fait ses études primaires à Lemberg, ses secondaires dans une école privée tenue par des ursulines. À mon avis, il s’agit du pensionnat dont Feldmann parle dans sa lettre. J’ai trouvé son diplôme de fin d’études secondaires daté de 1937. C’était une élève brillante. À part en géographie, elle collectionnait les notes maximales. En 1938, elle a entamé des études de médecine à l’Université jagellonne de Cracovie, prestigieux établissement soit dit en passant. Un an plus tard, la guerre l’a obligée à arrêter ses études et à rentrer à Lemberg-Lwów. Elle a travaillé avec son père jusqu’à ce que la pharmacie soit fermée, fin 1939. Elle est alors entrée à la faculté de médecine de Lwów que les Russes ont pompeusement rebaptisée Institut Majestueux de Médecine de Lviv ou quelque chose du genre. J’ai retrouvé son carnet d’étudiante sur trois fins de périodes, juin 1940, décembre 1940, juin 1941. Il n’y avait pas de notes comme chez nous, mais l’appréciation des professeurs sur la partie théorique et sur la partie pratique. Elle excelle en chimie, biologie, anatomie, physique. C’est un peu moins bon en langue russe et en langue ukrainienne. En revanche, l’éducation physique n’était pas son point fort. La pharmacie de votre grand-père a rouvert en septembre 1941, quand les Allemands ont chassé les Russes de la ville.
Elle marque une pause pour me faire comprendre qu’elle va me lâcher une information clé.
— Nous arrivons en 1942. Le 14 avril, Maria reçoit un ordre de marche : Arbeitsdienst. Elle est réquisitionnée par les nazis et sommée de travailler dans un centre de recherche sur la fièvre et les virus.
Elle arrête la lecture, me dévisage.
— Ça va, monsieur Kervyn ?
Je reprends le dessus.
— Ça va. Continuez.
— Je savais que cette information risquait de vous heurter. J’ai fait des recherches sur le sujet. Votre tante a travaillé avec Rudolf Weigl. Vous avez déjà entendu ce nom ?
— Non.
— Rudolf Weigl était un biologiste polonais. Comme votre tante, il avait des origines autrichiennes. Il travaillait à Lwów où il menait des recherches sur les virus. C’est lui qui a inventé le premier vaccin contre le typhus. Quand les nazis sont entrés à Lwów, ils lui sont tombés dessus et ont exigé qu’il produise son vaccin en grandes quantités.
— Pourquoi ?
— Le typhus était la hantise des nazis. Il a fait des ravages dans les camps de concentration où il a tué des centaines de milliers de personnes. Tant que cela ne touchait que les prisonniers, les nazis s’en fichaient, mais le typhus ne faisait pas la différence. En août 1942, il y a eu une épidémie de typhus à Auschwitz. Ils ont massacré dix mille personnes en une seule nuit par peur d’être infectés.
Une zone d’ombre s’éclaircit.
J’ai tourné et retourné les mots que Marischa m’avait soufflés avant sa mort sans en saisir le sens. Qu’avait-elle fait que sa conscience réprouvait ? Je comprends à présent. Elle avait aidé les assassins. J’imagine la honte qu’elle a dû éprouver d’avoir participé à l’effort de guerre nazi, même si c’était contre sa volonté. Une honte qui l’a poursuivie jusque dans sa tombe.
— Continuez.
— Ce que les nazis ne savaient pas, c’est que Weigl fabriquait des doses de vaccins supplémentaires pour les acheminer dans les ghettos de Lwów et de Varsovie, ce qui a permis de sauver de nombreuses vies. Dans son institut, il employait des Juifs, des intellectuels et des membres de la Résistance, au péril de sa vie. Il est mort en 1957. Au début des années deux mille, il a été décoré à titre posthume par l’État d’Israël.
Elle a bien bossé.
Au prix où je la paie, je n’en attendais pas moins d’elle.
— Ensuite ?
— En juillet 1944, devant l’offensive russe, les nazis ont dû déménager le laboratoire et l’installer à Cracovie. Votre tante a été obligée de suivre le mouvement. Le 17 janvier 1945, elle a été mise en congé pour une durée indéterminée, en restant à la disposition des autorités. Elle est allée en Autriche, à Wiener-Neustadt, une ville située à cinquante kilomètres de Vienne. De là, elle a pris un autre train et s’est rendue à Innsbruck où elle a retrouvé le reste de sa famille qui avait quitté Lwów et avait été hébergée chez une cousine.
— Je n’ai jamais entendu parler de cet épisode.
— Ce n’est pas terminé. Le laboratoire de Cracovie a déménagé une nouvelle fois pour rouvrir à Roth, près de Nuremberg. Le 15 mars 1945, elle a reçu une lettre de Weigl lui demandant de rejoindre Roth pour se remettre au travail dès le 3 avril. Il précise dans sa lettre que les affaires qu’elle a laissées à Cracovie sont bien arrivées à Roth. La lettre est accompagnée d’un laissez-passer officiel et d’un billet de train de troisième classe.
Une nausée m’envahit, mes pensées s’embrouillent.
— C’est quelques semaines avant la fin de la guerre.
— Un mois avant le suicide d’Hitler. Je continue. Le 15 mai 1945, une semaine après la capitulation, Weigl lui a adressé un certificat rédigé sur son papier à lettres personnel. Il y loue sa compétence, son professionnalisme et ses qualités humaines. À la fin du mois de mai, elle a rejoint sa famille en Bavière et est entrée comme laborantine à la clinique régionale de Zusmarshausen.
La boucle est bouclée.
Ce Weigl est devenu une star en l’espace d’une semaine et ce papier valait de l’or. Grâce à ce certificat, elle a obtenu cette place à la clinique de Zusmarshausen sans avoir le diplôme requis.
Je me masse les tempes.
— Vous avez un verre d’eau ?
— Bien sûr.
Elle sort du bureau. Ses pas s’éloignent dans le couloir. Je sors la boîte métallique de ma poche et avale un Imitrex.
La pluie a fait son apparition. Des photos sont alignées sur l’appui de fenêtre. Elles représentent une gamine blonde, à des âges différents.
Elle refait son apparition, un verre d’eau à la main.
— S’il vous plaît.
J’indique les photos.
— C’est votre fille ?