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— Oui, elle a dix-huit ans.

— Qu’avez-vous fait de son père ?

Son visage s’assombrit.

— Il est mort, cancer du foie, il y a onze ans. Vous avez d’autres questions personnelles ?

— Je ne pouvais pas le savoir.

— Bien sûr, vous ne pouviez pas le savoir. Pour cela, il faudrait que vous vous intéressiez aux gens.

— Les femmes confondent empathie et curiosité.

— Les hommes confondent indifférence et égocentrisme.

— Vous m’emmerdez.

Ses joues se sont empourprées, le mépris que je lui inspire se lit dans ses prunelles.

Elle bouillonne.

— L’agressivité est le refuge de vos émotions. Vous n’avez jamais essayé de les exprimer autrement ?

— Occupez-vous de mes traductions, ne jouez pas à la psy.

Ce n’était pas le moment de me parler de cancer. Après le doigt de Thierry, je me suis tapé tout un appareillage. J’aurai les résultats demain, mais la tête du toubib était explicite.

Bellini baisse le ton. Elle aimerait poursuivre le combat, mais elle pense à sa facture.

— Soit. Laissons tomber. J’ai encore quelques informations sur cette période.

— J’écoute.

— Deux mois plus tard, en juillet 1945, Rudolf Weigl lui a envoyé une lettre. Je l’ai trouvée belle et très émouvante, mais vous allez dire que c’est de la basse sensiblerie féminine.

— Je n’ai rien dit. Que raconte cette lettre ?

Elle fouille dans le tas, extirpe une lettre jaunie à laquelle est jointe sa feuille de traduction. Elle la lit en prenant des intonations mécaniques.

— Il la remercie pour ce qu’elle a fait pour lui durant les mois passés ensemble. Il se réjouit d’apprendre qu’elle a rejoint sa famille et trouvé du travail. Il dit qu’elle ne doit pas avoir honte de ce qu’elle a fait. Lutter ou se révolter aurait signifié la mort. Il lui propose de garder en mémoire le fait que leur travail a fait progresser la médecine et a permis de sauver de nombreuses vies. Il l’invite à oublier le reste. Selon lui, c’est ce que l’humanité retiendra de leur passage. Il lui envoie sa tendresse et espère la revoir un jour.

Lu de cette manière, je n’y perçois aucune émotion.

Elle repose la lettre.

— Ils étaient proches. C’est comme cela que je le ressens, en tout cas.

Elle attend une réaction de ma part.

Je la fixe droit dans les yeux. Elle se met à tanguer. Des élancements parcourent ma nuque.

— Je dois y aller.

— Vous voulez un autre verre d’eau ?

— Non, ça va aller.

— Je vous parle des dernières lettres ou vous préférez que nous arrangions un autre rendez-vous ?

— C’est bon, mais dépêchez-vous.

— Dans le tas de lettres, j’en ai trouvé deux qui lui étaient adressées et provenaient du même expéditeur. Elles étaient signées d’un seul prénom. Rudi.

Je relève la tête.

— Rudi ?

— Oui, probablement le même Rudi à qui s’adressait votre mère.

— Qu’est-ce qu’il disait ?

— Les lettres sont à peu près illisibles. Son écriture est nerveuse, empressée, imprécise. À cela s’ajoutent le temps, l’usure et l’effacement de l’encre. J’ai interprété les espaces blancs comme j’ai pu.

— Allez-y.

— La première date du 2 juillet 1942, elle vient de Berlin. Elle est plutôt aimable. Il confirme sa venue à Lemberg pour le 16. Il aimerait avoir un costume pour l’occasion. Il parle de son uniforme. Il dit qu’il est content pour son frère. Il parle de la patrie et du Führer en des termes éloquents. C’est tout.

La migraine s’accroche, s’enroule autour de l’œil.

— La seconde ?

— Elle est très courte. Elle est datée du 15 juillet 1944 et a été expédiée d’Alexandrie. Le ton est sec, autoritaire, c’est une lettre de reproches. Il dit qu’il n’est pas à Berlin, qu’il ne peut rien faire pour elle, qu’il a déjà assez fait pour elle et sa famille. Il trouve qu’elle devrait être fière d’œuvrer pour la victoire au lieu de se plaindre de son sort. Comme dans la première, il termine en glorifiant la patrie et le Führer.

43

La fin de sa phrase

Le travail que réalisa David Birenbaum dépassa les attentes de Nathan.

Dès le lendemain de leur rencontre, il commença à flâner dans le quartier de Kallweit en guettant les allées et venues autour de la maison.

Par mesure de précaution, Nathan s’était abstenu de lui révéler la véritable identité de la cible. Il s’était limité à lui déclarer que Kallweit était un nazi qui avait été reconnu coupable de crimes de guerre, sans apporter de précision.

Après une dizaine de jours, Birenbaum lui envoya un premier compte-rendu.

Kallweit habitait une maison modeste entourée d’une clôture grillagée et de haies compactes. Un chien montait la garde et aboyait dès que quelqu’un passait dans la rue.

Le samedi, Kallweit était sorti de chez lui vers dix heures. Il avait balayé le trottoir et était rentré dès le travail terminé. À cette exception près, Birenbaum ne l’avait jamais vu mettre le nez dehors durant la journée.

Le couple ne possédait pas de voiture. La femme de Kallweit sortait le matin vers neuf heures, faisait des courses dans le quartier et rentrait une heure plus tard. Il lui arrivait de ressortir dans l’après-midi pour aller chez une amie à quelques rues de là.

À part cela, le couple ne recevait pas de visite régulière et ne semblait pas entretenir de contact avec le voisinage.

Birenbaum avait également noté que le facteur déposait peu de courrier dans leur boîte aux lettres, mais glissait chaque matin un lot de journaux et de magazines dans le manchon prévu à cet effet.

Après le coucher du soleil, Kallweit faisait une promenade d’une heure avec son chien, un puissant doberman qu’il tenait en laisse et auquel il mettait une muselière. Il effectuait un trajet différent chaque soir, semblait privilégier les espaces dégagés et changeait de direction lorsqu’un passant venait vers lui.

À la mi-mars, Birenbaum se rendit dans un élevage canin et fit l’acquisition d’un jeune doberman. Nathan salua son esprit d’initiative. Il lui assura qu’il lui rembourserait cet achat et prendrait l’animal en charge dès sa mission terminée.

Durant les jours qui suivirent, Birenbaum poursuivit sa surveillance, escorté par son nouveau compagnon. Au fil des jours, il se rendit compte que Kallweit sélectionnait le parcours de sa promenade en fonction du jour de la semaine. Fort de ce constat, il chercha à croiser Kallweit de manière fortuite. Chaque fois, ce dernier l’évita et poursuivit son chemin sans lui adresser la parole.

Un soir, Birenbaum surmonta sa peur et l’interpella en prétextant que son chien se comportait de manière étrange. Il lui demanda conseil sur l’alimentation et les soins à lui donner.

L’homme le scruta avec méfiance, lui donna quelques réponses évasives et s’éloigna.

De ce bref échange, Birenbaum retint que Kallweit était sur ses gardes et qu’il fallait éviter d’attirer son attention.

Dans le même temps, Nathan sillonna les environs à la recherche du lieu où se déroulerait le procès. Une cimenterie exploitait une carrière de calcaire à deux kilomètres de la ville. Un entrepôt qui servait de bureau, de débarras et de rangement se trouvait à l’entrée du chantier.

Durant plusieurs jours, Nathan épia les va-et-vient des camions et nota qu’aucun trafic n’avait lieu entre dix-sept heures et sept heures le lendemain. En fin de semaine, il décida que l’endroit ferait l’affaire.