Sa secrétaire est formelle.
Je lui dis ce que je pense de la chaleur de son accueil et je raccroche.
Je prends une douche et avale quelques cafés.
La journée s’annonce chaude. Mon chat miaule devant son bol vide.
Je parcours les nouvelles en ligne et relève mon courrier.
La note de Jean-Charles commence à produire ses effets. Le nombre de mails a diminué, je ne suis en copie que d’une dizaine de messages. L’un de ceux-ci est adressé à la responsable des ressources humaines. L’expéditeur m’a mis en copie, en plus de Jean-Charles.
Le justicier prend parti pour Claudine. Il trouve que c’est indigne de l’avoir foutue dehors. Il déclare que personne n’est dupe, que tout le monde sait qu’elle a été virée parce qu’elle est enceinte. Il déclare que c’est une atteinte aux droits des travailleurs et aux valeurs humaines, que cette affaire porte préjudice à l’image de l’entreprise et que sais-je encore.
Je vois qui est l’indigné en question. Christian, un analyste d’une trentaine d’années, discret, professionnel, motivé. Il travaille chez moi depuis quatre ans. Jusqu’à présent, il faisait ce qu’on lui demandait. Je pensais à lui pour ouvrir une filiale dans les pays de l’Est.
Je rédige ma réponse à Jean-Charles.
Vire-moi ce con.
Les types dans son genre ont la faiblesse de penser que la réalisation de leurs objectifs les autorise à taper sur le ventre de leur boss. Si on laisse passer de tels écarts, ils récidivent à la première occasion, aveuglés par ce qu’ils pensent être une victoire. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu’ils deviennent revendicateurs, rebelles ou syndicalistes. Après quelques semaines, ils passent plus de temps à militer qu’à travailler.
J’ajoute un mot et ma signature.
Aujourd’hui.
StK.
Un mail de Clémence m’annonce que je peux prendre livraison de ma voiture — gris métallisé moyen — mercredi, en début d’après-midi.
Le troisième message est de Laura Bellini.
Elle a trouvé une carte postale dans le livret de poésie de ma grand-mère. Tout bien examiné, il s’agit d’une photo au dos de laquelle ma grand-mère a écrit quelques lignes à Marischa. Elle l’a scannée et l’a jointe à sa traduction.
J’ouvre la pièce jointe. La photo représente une imposante bâtisse flanquée d’une tour circulaire surmontée d’une toiture en forme d’oignon. Des cimes enneigées s’étirent à l’arrière-plan.
Bellini précise que la lettre est écrite à moitié en allemand et à moitié en polonais. Elle suppose que l’objectif était d’éviter qu’elle ne soit détruite lors d’un éventuel contrôle.
Marischinka, ma petite colombe (expression familière polonaise)
Ta lettre nous est parvenue hier grâce à Wojtek qui nous a rejoints.
Nous avons quitté Lwów trois jours après ton départ. Les Russes sont entrés dans la ville quelques jours plus tard et ont semé la désolation. Je suis triste de devoir t’annoncer que tes amis Bruno et Anna ont été tués.
Werner a réussi à nous trouver des places dans un convoi militaire, mais nous avons été contraints de voyager dans un wagon frigorifique. Nous avons laissé la porte ouverte et nous nous sommes blottis au fond du wagon pour nous protéger du vent et du froid. Un couple et leurs deux enfants partageaient notre misérable sort.
Nous sommes arrivés à Munich après un pénible et long voyage de trois jours et trois nuits, marqué par de nombreux arrêts. Les soldats étaient très nerveux et Tatuschku a dû souvent parlementer (dans le sens : négocier) pour qu’ils nous laissent poursuivre notre route.
Nous sommes restés dans la gare de Munich pendant deux jours, sans manger et sans dormir, avant de trouver des places pour Innsbruck.
Béni soit Dieu, nous sommes tous les quatre en vie et toi aussi. Je souffre beaucoup d’avoir quitté notre port (bercail) bien-aimé. Nous laissons derrière beaucoup de tristesse et d’amertume.
Mon âme est déchirée, mes yeux pleurent, la guerre et les hommes sont sans pitié. J’espère qu’une nouvelle vie nous attendra bientôt et que nous pourrons retourner dans notre mère patrie, retrouver nos amis et notre maison.
Tes sœurs se remettent (sortir d’une situation) tout comme nous, elles pensent beaucoup à toi. Nous n’avons pas encore de nouvelles de Reinhard, mais nous pensons que c’est dû au courrier qui ne suit plus.
Tante Annusia nous a accueillis chez elle avec cordialité. Je t’écris sur une photo de leur demeure. Il n’y a presque plus rien à manger, mais nous nous débrouillons. Les seuls objets qu’il nous reste sont la pendule du salon, la vaisselle et les couverts. Nous l’utilisons tous les soirs en souvenir des temps heureux, pour ne pas perdre l’espoir.
Nous t’embrassons tendrement et attendons de tes nouvelles.
Ta maman
Absam, 31 juillet 1944
De nouveaux noms. Wojtek, Bruno, Anna, Annusia, Werner, Reinhard. Qui sont-ils ?
J’ouvre une recherche sur Google. Absam est une commune du district d’Innsbruck-Land, dans le Tyrol autrichien, au nord-est d’Innsbruck.
J’appelle Bellini dans la foulée.
— Stanislas Kervyn.
— Bonjour, monsieur Kervyn, comment allez-vous ? Je pensais que nous ne devions communiquer que par mail.
— Je viens de recevoir le vôtre. Vous comptez m’envoyer vos trouvailles au compte-gouttes ?
— Tant que je vous ai, j’ai trouvé un tas de trésors, la recette du barszcz et du bœuf Stroganov, par exemple. J’ai aussi une lettre d’une certaine Janka, datée de 1983, qui explique à votre tante, sur deux pages et en détail, qu’elle souffre de nodosités dans la zone de l’after, en d’autres mots d’hémorroïdes. Je me suis contentée de vous envoyer ce qui touche de près ou de loin à ce qui vous intéresse. Je suis presque arrivée à la fin, mais il n’est pas exclu que je trouve encore l’un ou l’autre élément. Tout est en désordre.
— Vous soignez votre facture.
— Je ne peux savoir ce que contient une lettre que si je la traduis.
— Ça ne me fait pas avancer.
— Vous allez dire que j’insiste, mais si vous voulez avancer, vous devriez essayer de rencontrer Karl Susfeld, il est passé à la télé hier soir au sujet du vieux nazi qu’ils ont arrêté. Il connaît peut-être votre SS.
— J’ai essayé.
— Ah bon ? Et alors ?
— Impossible de le rencontrer. Je me suis heurté au barrage de sa secrétaire.
— C’est étonnant, vous qui savez parler aux femmes.
— Vous avez d’autres banalités à me débiter ?
— Je suis intriguée par la perle qui se trouve parmi les objets. C’est une perle noire de Tahiti, vous connaissez son histoire ?
— Si vous espérez acheter cette perle au rabais, c’est hors de question. Tenez-vous-en à ce qui m’intéresse.
— Vous vous égarez. Quand nous nous verrons la prochaine fois, je vous montrerai quelque chose d’intéressant au sujet de cette perle.
— Si nous nous revoyons.
— Bien sûr, si nous nous revoyons.
Je raccroche.
Que puis-je retirer de cette lettre de ma grand-mère ?
Mes grands-parents et leurs deux filles ont fait une halte en Autriche avant d’aller à Gabelbach.