S’est-il produit quelque chose durant les jours ou les semaines qu’ils ont passés là-bas ? Ma mère est-elle restée avec eux ou les a-t-elle quittés à ce moment-là ?
Et si c’était le cas, qu’est-ce que ça changerait ?
J’en suis là de mes interrogations lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit.
Bellini.
— Oui, quoi ?
— Nous avons rendez-vous avec maître Karl Susfeld, à Paris, après-demain, à dix-huit heures.
— Nous ?
— Nous. Moi et vous. C’est avec moi qu’il a rendez-vous, je dois encore vous trouver un rôle.
— Dix-huit heures ? Pourquoi si tard ? Je vais devoir loger à Paris, ça va me faire perdre une demi-journée.
— Dix-huit heures, parce que l’assistante de Karl Susfeld, que vous avez, avec l’élégance qui vous caractérise, taxée de connasse mal baisée, préfère éviter de vous croiser dans le couloir.
46
Ni oubli ni pardon
Aaron prit contact avec Nathan dès son retour de Neuhof.
À la surprise de Nathan, il lui proposa un déjeuner et convint d’un rendez-vous à Francfort. Il l’informa qu’il allait également prier Éva de se joindre à eux.
La rencontre eut lieu le 15 mai 1950, dans un restaurant situé sur la Lange Strasse, non loin de l’hôpital du Saint-Esprit.
Nathan avait rejoint Francfort la veille et saisi cette opportunité pour passer une partie de la journée et la nuit avec Éva, privilège qui leur était rarement accordé.
Éva entrait dans son septième mois de grossesse. Elle était resplendissante et épanouie. À plusieurs reprises, elle avait saisi la main de Nathan et l’avait posée sur son ventre pour lui faire sentir les mouvements de leur enfant.
À l’heure fixée, ils se rendirent au restaurant, quelque peu préoccupés par cette invitation inhabituelle.
Nathan dissimula son étonnement lorsqu’il découvrit Aaron.
Au travers de sa voix et des conversations qu’il avait eues avec lui, il s’était forgé une image du personnage. Il le voyait grand, charismatique, costaud, dans la fleur de l’âge.
Aaron avait une cinquantaine d’années. Il était replet et affichait un visage bouffi. Son corps était prisonnier d’un fauteuil roulant.
Il leur fit un signe de la main dès qu’ils entrèrent et les invita à s’asseoir.
— Shalom alekhem, vous m’imaginiez autrement, n’est-ce pas ?
Nathan prit l’initiative.
— Alekhem shalom, ne dit-on pas que les apparences sont trompeuses, Aaron ?
Ils passèrent les premières minutes à débattre de l’actualité en mettant l’accent sur la déclaration de Robert Schumann qui avait appelé la France, l’Allemagne et certains pays européens à mettre en commun leur production de charbon et d’acier pour jeter les bases d’une fédération européenne.
Nathan donna son avis sur la question.
— Si l’on en croit les journaux, nos ennemis d’hier seront nos alliés de demain.
Aaron leva la main.
— C’est possible, mais les assassins qui sont parmi eux resteront nos ennemis jusqu’à ce qu’ils aient payé pour leurs crimes.
Dans la foulée, il leur raconta son histoire.
— J’étais à Treblinka, vous en avez entendu parler, n’est-ce pas ?
Tous deux acquiescèrent.
Aaron soupira.
— En 1943, j’étais dans le camp 1. En tant que Juif, j’aurais dû être envoyé au camp 2, mais j’étais coiffeur et ils en recherchaient pour les SS et les gardiens. Ils m’ont mis avec les Polonais, c’est la première chance que Dieu m’a offerte. Le 23 juillet 1944, nous avons été réveillés par l’artillerie soviétique qui grondait au loin. Pour les Wachmänner et les gardes, une longue journée de travail commençait. Ils ont avalé de grandes rasades de schnaps et ont procédé à la liquidation du camp. Le soir, tous les détenus avaient été tués, sauf deux, Maks Lewit, un menuisier de Varsovie, et moi. J’ai reçu sept balles dans le corps. C’est Preifi, celui qu’on appelait le Vieux, qui m’a donné le coup de grâce. Il était tellement saoul qu’il m’a raté. C’était ma deuxième chance. Je suis resté plusieurs heures dans la fosse, sous les cadavres, écrasé par leur poids. C’est Maks Lewit qui m’a retrouvé. Il m’a pris sur ses épaules et m’a porté jusqu’à la forêt. Il m’a donné à boire et m’a emmené à Wolka, le village le plus proche. Les habitants nous ont cachés et nous ont soignés, au péril de leur vie. La première chose que j’ai faite, bien plus tard, quand j’ai pu réutiliser mes mains, a été d’écrire le nom des bourreaux de Treblinka, pour être sûr de ne jamais les oublier. Van Eypen, Franz, Schmidt, Preifi, le petit Stumpf, dit la Mort qui rit, Swiderski, le champion du marteau, Schwarz, Ledecke, tous sont sur nos listes. Le plus féroce, le pire monstre se trouvait dans le camp 2, il s’appelait Zepf, mais tout le monde l’appelait le Tueur d’enfants.
Il fit une pause, jeta un coup d’œil au ventre arrondi d’Éva.
— Par respect pour toi, je n’en dirai pas plus.
Le silence qui suivit ses mots parut interminable. Éva et Nathan étaient impressionnés par l’aura qui entourait Aaron. Il dégageait une énergie, une force et une autorité qui inspiraient le respect.
Aaron laissa le silence planer quelques instants et avala une gorgée d’eau.
— J’ai demandé à vous voir pour plusieurs raisons.
Il se tourna vers Nathan.
— Avant tout, Nathan, je dois t’avouer que ta mission à Neuhof a été supervisée par une seconde équipe venue des États-Unis. Ne le prends pas mal, nous agissons toujours de cette manière lors d’une première intervention. Müller était une cible prioritaire, nous ne pouvions pas échouer. Le plus important est qu’ils n’ont pas eu à intervenir. Retiens que tu as accompli la mission et que tu as acquis notre confiance.
Malgré cet encouragement, Nathan éprouva une déception à l’annonce de cette nouvelle.
Des questions le tourmentaient. Aaron était-il au courant de sa défaillance lors de l’exécution ? Lui faisait-il réellement confiance ?
Il prit le parti de lui confier ses états d’âme.
— Je comprends, Aaron. J’ai à peine vingt ans et j’ai encore tout à prouver. Pour être honnête avec toi, je dois t’avouer que la dernière partie de la mission a été pénible, j’ai failli abandonner.
Aaron le considéra avec attention.
— S’il n’en avait pas été ainsi, nous aurions été inquiets. Tuer un homme de sang-froid n’est ni une formalité ni une partie de plaisir. Le blocage que tu as eu nous prouve que tu sais faire la part des choses et que nous pouvons te faire confiance.
Il s’arrêta, avala une nouvelle gorgée d’eau.
— Ce n’est pas une question d’âge ni d’expérience. Nous avons pris cette décision après une intervention qui a mal tourné. L’affaire a eu lieu il y a deux ans. Nous avions localisé l’une des surveillantes en chef de Ravensbrück. La capture s’était bien déroulée, mais au moment de l’exécution, les hommes chargés de la mission ont perdu la tête. Au lieu de l’abattre, ils se sont acharnés sur elle pendant toute la nuit. Nous ne voulons pas qu’un tel drame se reproduise. Nous sommes des vengeurs, pas des bourreaux. Ta prochaine mission est déjà fixée, elle se déroulera en Belgique, je t’en parlerai très bientôt, mais avant cela, je dois parler à Éva.
Nathan eut un pincement au cœur, il se doutait à présent de ce qu’Aaron allait lui annoncer.
Éva se pencha en avant, les mains posées sur son ventre.
— Je t’écoute, Aaron.