À première vue, il s’agit de portraits de dignitaires nazis, certains en uniforme, d’autres en civil. Plusieurs esquissent le salut hitlérien.
La photo toujours en main, Susfeld réveille l’un des Mac.
— J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette tête-là.
Bellini devient fiévreuse.
Pendant que l’avocat s’active, elle fait un geste pour attirer mon attention, écarquille les yeux, articule des mots muets.
Le souffle de l’aventure est un puissant aphrodisiaque.
Des photos défilent sur l’écran. Susfeld ouvre des dossiers, les referme, en ouvre d’autres.
— En tout cas, c’est un second couteau. Il n’a jamais fait partie de la liste des criminels les plus recherchés, mais il œuvrait dans l’ombre de l’un d’eux.
Il continue à manipuler sa souris pendant quelques minutes.
— Voilà, je crois que je l’ai.
Je me penche vers l’écran.
La photo représente deux personnages qui se serrent la main. Celui de droite arbore un uniforme allemand et un brassard frappé de la croix gammée. L’autre est engoncé dans une sorte de long manteau noir, il porte une barbe taillée en pointe et une coiffe blanche d’inspiration arabe.
Mon homme se tient en retrait. Il les observe comme les gardes du corps observent les personnalités en déplacement, le visage fermé, l’œil attentif.
Susfeld pose son index sur le barbu et m’apostrophe.
— Vous le reconnaissez ?
Bellini me brûle la politesse.
— Le grand mufti ?
Susfeld acquiesce, admiratif.
— Exactement, madame, Amin El-Husseini, le grand mufti de Jérusalem, l’un des membres fondateurs du mouvement islamique radical, grand admirateur d’Adolf Hitler qui lui a remis la décoration d’Aryen d’honneur. En 1942, il a créé dans les Balkans une division SS de musulmans bosniaques pour combattre aux côtés des Waffen-SS. On leur doit la mort de deux cent mille Serbes, de quarante mille Tziganes et de vingt-deux mille Juifs bosniaques.
Je pointe l’homme à qui il serre la main, un nabot avec une tête de fouine.
— Et lui ?
— Johann von Leers, un adjoint de Joseph Goebbels, chargé de la propagande antisémite. C’était le protégé d’Alfred Rosenberg, l’idéologue nazi. Déjà avant la guerre, von Leers préconisait l’extermination physique des Juifs.
J’indique l’homme en arrière-plan.
— Quel rôle joue-t-il dans cette pièce ?
— Cette photo date de début 1943. C’était l’un des hommes de main de von Leers, son secrétaire ou son intendant. Je ne connais pas son nom, mais je devrais le retrouver dans d’autres photos.
Il se lève, ouvre l’une des armoires. Des dizaines de dossiers suspendus sont alignés, classés avec soin, identifiés par une série de chiffres. Il en prend un, y prélève quelques photos, consulte les annotations consignées au dos.
— Voilà. Untersturmführer Rudolf Volker, un obscur gratte-papier. Les nazis étaient les spécialistes de la paperasserie inutile. Ils ne pouvaient rien entreprendre sans permission écrite, ce qui les obligeait à remplir des dizaines de formulaires à longueur de journée. C’était l’un des boulots de Volker.
Il me tend trois photos.
Sur les deux premières, von Leers occupe le devant de la scène, Volker se trouve en arrière-plan. Je passe à la troisième et m’arrête net.
C’est la première fois que je vois cette photo, pourtant je ressens une curieuse impression de déjà-vu. Volker est en costume, l’angle de vue et le décor sont différents de celle que je possède.
Susfeld intervient.
— Beaucoup de gens pensent que les SS portaient en permanence un uniforme noir, ce qui est faux. L’uniforme journalier des SS était feldgrau, comme celui des militaires. La tenue noire ne se portait que lors de cérémonies. Regardez la veste qu’il porte sur votre photo, il n’y a qu’une épaulette du côté droit. Elle a été prise lors d’un événement officiel, la présence du drapeau en atteste. Sur celle-ci, Volker est en civil, c’est plus rare.
— Vous avez une idée de l’endroit où elle a été prise ?
Il secoue la tête.
— Aucune idée. La majorité des photos en notre possession nous ont été données par des témoins, souvent anonymes, ou ont été récoltées à gauche et à droite. Nous les avons identifiées et classées, une par une.
J’examine à nouveau la photo.
Volker pose, une coupe de champagne à la main. S’il n’y avait ce verre, je dirais qu’il est dans une église.
— J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette photo.
Laura jette un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— En tout cas, elle ne se trouvait pas dans le tas que vous m’avez donné.
Je m’adresse à Susfeld.
— Qu’est-il devenu ?
— Il a été tué au Caire, en novembre 1955.
Une sensation de fourmillement envahit mes mains.
— En novembre 1955 ? Dans quelles conditions ?
Il s’empare d’un document, le parcourt en silence pendant quelques instants.
— Après la guerre, von Leers s’est caché pendant quelques années en Italie avant de partir pour l’Argentine. Il est ensuite allé en Égypte où il a été accueilli par son ancien ami, le grand mufti en personne. Johann von Leers a organisé la propagande antisémite égyptienne pour le compte de Nasser, sous son nom de converti à l’islam, Omar Amin. Le 11 novembre 1955, il a été la cible d’une attaque dans sa propriété du Caire. Il a survécu, mais plusieurs de ses hommes ont été tués, dont ce Volker.
— Qui a organisé cette attaque ?
Il prend l’air énigmatique.
— Un groupe de tueurs juifs.
— De tueurs ?
— Oui, monsieur Kervyn, j’ai bien dit de tueurs. Je ne parle pas de chasseurs, tels que Tuviah Friedman, Ephraïm Zuroff ou moi-même. À la fin de la guerre, il y a eu de nombreux règlements de comptes. On a assisté à des lynchages publics et à des assassinats programmés, mais c’étaient généralement des actes isolés, bien souvent perpétrés par les victimes directes. Ces gens-là sont différents. Ce sont des Juifs qui font partie d’une organisation secrète appelée le Chat. Elle a été créée aux États-Unis, juste après la guerre. À la base, elle était financée par un homme d’affaires, un certain 6M, on n’a jamais su qui il était. De nombreux donateurs ont suivi, principalement des rescapés ou des membres de familles de rescapés des camps qui voulaient que les responsables et les bourreaux soient punis.
— Quand ont-ils arrêté leurs activités ?
— À ce qu’il paraît, ils sont encore actifs aujourd’hui. Si vous jetez un coup d’œil à la liste des principaux criminels de guerre recherchés par l’organisation de Simon Wiesenthal, vous verrez qu’Aribert Heim et Alois Brunner se trouvent en tête de liste. Pourtant, il semble que tous deux aient été exécutés il y a plusieurs années par le Chat. De même, on leur attribuerait la mort de Heinrich Müller, de Jozef Mengele et d’un tas d’autres.
— Vous les connaissez ?
Il force un sourire.
— Personne ne les connaît. La seule chose que l’on sait, c’est qu’ils existent. L’organisation est dirigée depuis près de trente ans par un certain Nathan Katz, un rescapé des camps qui a été recruté à la fin des années quarante. On ne sait pas où il se trouve ni à quoi il ressemble. Il a échappé à plusieurs attentats organisés par un réseau d’exfiltration nazi.
Bellini joue la bonne élève.
— Le réseau ODESSA ?
Susfeld lui adresse un sourire complice.
— Si on veut. En fait, ce réseau n’a jamais vraiment existé, d’ailleurs, ce nom est tiré d’un roman. Mais il y a eu une filière, nous l’appelons la Piste des Rats, d’où le nom que ces vengeurs se sont donné, le chat traque le rat. À plusieurs moments, des anciens nazis ont formé des commandos pour neutraliser le Chat, mais ils n’ont jamais réussi à les arrêter. Je n’approuve pas leurs méthodes, mais je dois avouer qu’ils nous ont débarrassés de plusieurs centaines de criminels qui avaient disparu dans la nature.