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Une idée me vient.

— Le nom de Wilhelm Göecke vous dit-il quelque chose ?

Il semble surpris par ma question.

— Oui, ce nom me dit vaguement quelque chose.

Il retourne au Mac, tripote la souris.

— Voilà. Wilhelm Göecke était le premier commandant du camp de concentration de Varsovie. Il s’est occupé de la liquidation du ghetto de Kaunas. Il a été tué au combat en octobre 44.

La dernière phrase sonne faux.

Je le dévisage.

— En octobre 44 ? Vous en êtes sûr ?

— Oui. Officiellement.

Il regrette d’avoir prononcé le dernier mot.

— Pourquoi dites-vous « officiellement » ?

Il tente de retomber sur ses pattes.

— Par habitude, rien n’est sûr dans ce domaine.

Bellini observe notre face à face, décontenancée.

Je vrille mon regard dans celui de Susfeld.

— Pour ma part, je pense que Wilhelm Göecke a été exécuté par cette organisation, en avril 1954, à Caprino Veronese, un village situé près du lac de Garde.

Il cligne des yeux, me dévisage.

— Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Rien n’est sûr dans ce domaine, comme vous dites, mais je suis persuadé que mon père a rencontré Nathan Katz la veille.

49

Dans le sang

Il est minuit passé. Je sors de l’autoroute, prends la bretelle d’accès au Ring.

Laura s’est assoupie.

Je l’observe du coin de l’œil. Elle a incliné le dossier du siège et roulé son pull autour de ses épaules pour immobiliser sa nuque. Elle a bougé dans son sommeil, sa jupe dévoile une partie de ses cuisses. Sa poitrine se soulève au rythme de sa respiration.

Nous avons quitté le cabinet de Susfeld vers vingt heures. Avant de reprendre la route, nous avons avalé un plat dans le restaurant chinois situé en face de son cabinet. Nous en avons profité pour revenir sur l’entrevue. Nous sommes d’accord sur un point : Karl Susfeld en sait plus sur le Chat qu’il ne le laisse entendre.

Je passe à hauteur de Braine-l’Alleud.

Argenteuil est au bout de la ligne droite.

Nous nous sommes penchés sur une équation à plusieurs inconnues. Marischa connaissait Rudolf Volker. Il est à coup sûr le Rudi qui lui a envoyé les lettres. Ma mère le connaissait et le craignait. Il devait se rendre à Lwów le 16 juillet 1942. Il a écrit à Marischa deux ans plus tard pour lui dire qu’il avait déjà assez fait pour sa famille.

En août 1954, il se trouvait au Caire, au moment où mon père a été assassiné. L’organisation de Nathan Katz l’a éliminé en novembre 1955, toujours au Caire.

Mon père a rencontré Nathan Katz en avril 1954, à Caprino Veronese. La carte postale avec les annotations NAT K 22963 tend à le prouver.

Je tourne en rond avec l’impression diffuse d’approcher de la solution tout en m’en éloignant.

Quel lien unissait Volker à la famille de ma mère ?

C’est l’élément qui me manque. Je revois la photo de Volker en costume, le sourire mielleux, une coupe de champagne à la main.

Pourquoi ai-je le sentiment de l’avoir déjà vue ?

Susfeld me l’a scannée et me l’a envoyée par mail. Je lui ai promis de lui faire parvenir la carte postale en retour.

J’amorce la longue courbe.

Je jette un coup d’œil au compteur. Je suis à cent quarante.

Le titre du journal repasse devant mes yeux.

Une courbe trompeuse
et mortelle sur le Ring

Les mots du commandant des pompiers me reviennent.

— Ce virage ne pose pas de problème s’il est pris à vitesse normale, mais à une vitesse plus élevée, de surcroît par quelqu’un qui ne connaît pas bien l’endroit, il devient dangereux parce qu’il se resserre sur sa seconde moitié.

J’étais au bureau quand c’est arrivé. Il était 11 h 35, c’était le jeudi 14 décembre 1989, le jour de la mort de Sakharov.

Le téléphone a sonné. Mon assistante m’a dit qu’elle avait un appel urgent, que je devais prendre la ligne. Un flic m’a annoncé que ma femme avait été victime d’un accident de la circulation sur le Ring Est, à hauteur de Waterloo.

Je suis monté dans ma voiture et j’ai foncé.

Laura se réveille, remue la tête.

— Où sommes-nous ?

— À Waterloo, nous serons chez vous dans vingt minutes.

Ils avaient fermé le Ring.

J’ai jeté ma voiture sur le bas-côté. Les gyrophares des bagnoles de flics tournoyaient au loin. Des pompiers et des ambulanciers s’agitaient. Je me suis mis à courir.

À une centaine de mètres, j’ai entrevu la carcasse de la voiture. Elle était coupée en deux. Un tas de débris jonchaient la chaussée. Ils avaient tendu une bâche sur l’un des côtés de l’habitacle, pour cacher l’hécatombe.

J’ai dit qui j’étais.

Ils m’ont annoncé qu’elle était décédée, qu’ils étaient désolés.

J’ai repensé aux tensions des derniers jours, à l’engueulade du matin.

Nous nous étions quittés sur un claquement de porte.

Laura baisse le pare-soleil, allume le plafonnier, se recoiffe dans le miroir de courtoisie.

Elle tourne la tête.

— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?

— Vous êtes très belle.

Elle lève les sourcils.

— Merci. Maintenant, regardez où vous roulez.

J’avale la fin de la courbe.

Ils ont modifié le tracé en 1995, après que le pianiste russe Andreï Nikolsky, l’un des lauréats du Concours Reine Élisabeth, y avait trouvé la mort dans des circonstances identiques.

Le reste est venu par bribes, dans les heures qui ont suivi.

Elle roulait à cent soixante, aucun autre véhicule n’était impliqué dans l’accident.

Ils ont mis quarante minutes pour l’extraire de la voiture. La route était sèche, ils n’ont pas remarqué de traces de freinage. Elle est morte sur le coup.

J’ai fouillé partout, elle n’avait laissé aucun message.

Le coup de grâce est venu le surlendemain.

Elle avait deux grammes d’alcool dans le sang.

TROISIÈME PARTIE

Au-delà de ce qui peut être pardonné par l’homme s’étendent les plaines du mal radical, mal qui dépasse aussi tout châtiment humain. Et pourtant, face à des actes tels que le génocide, l’homme ne peut pas, tout simplement, succomber à la résignation ou à la volonté de revanche. Que faire alors ? Peut-on envisager de punir ou de pardonner la volonté qui incarne le mal radical ? Peut-on véritablement rendre justice ?

JORGE VIÑUALES

50

Où il ne nous attend pas

Nathan se rendit à Bruxelles le dimanche 4 juin 1950.

Élie Kamensky, un membre de l’organisation, l’attendait sur le quai de la gare. Il avait deux ans de plus que Nathan, mais revêtait l’apparence d’un adolescent timide et effacé. Le sourire gêné dont il ne se départissait pas donnait l’impression qu’il était plongé dans un profond embarras.