La voix.
Elle secoue la tête.
Les images s’estompent, les couleurs pâlissent. Je resserre les paupières. Je me cramponne aux dernières bribes du rêve pour le mener à son terme.
Elle s’adosse au mur.
Je la détaille avant qu’elle ne s’effondre et disparaisse.
Elle porte une longue robe blanche.
Les pulsations de mon cœur résonnent dans ma tête.
J’ouvre les yeux. La lumière me transperce de part en part.
La photo de Rudolf Volker.
Je sais où elle a été prise.
52
Sans le quitter des yeux
L’assaut eut lieu dans la soirée du dimanche 18 juin 1950, alors qu’un violent orage s’abattait sur Bruxelles.
Après avoir soumis son idée à Aaron, qui l’avait d’emblée approuvée, Nathan s’était occupé des préparatifs de l’opération. Les équipiers qu’il avait choisis étaient prêts et attendaient son feu vert.
Chaque soir, Élie se postait à proximité du domicile de la cible, tapi à l’arrière d’une camionnette, priant Dieu pour que l’homme se décide à aller prendre un verre au bistrot situé au coin de la rue.
Depuis le dimanche précédent, Nathan se rendait vers vingt heures dans l’établissement et y passait une partie de la soirée, assis près de la fenêtre, au fond de la salle, un livre à la main, indifférent aux conversations animées qui s’engageaient autour du bar.
La majorité des clients s’exprimaient en flamand. Sa connaissance de l’allemand lui permettait néanmoins de suivre les débats. Les échanges étaient vifs et se perdaient souvent dans un brouhaha assourdissant. Un soir, ils dégénérèrent et donnèrent lieu à un échange de coups.
Élie lui avait donné un aperçu de la situation politique de la Belgique pour lui expliquer les raisons de la tension qui régnait.
Un référendum avait été organisé en mars et des élections avaient eu lieu le jour de son arrivée, mais les Belges restaient divisés sur la question royale.
Leur roi avait eu une attitude équivoque pendant la guerre. Après l’invasion allemande, en 1940, il avait signé la capitulation sans l’accord des membres du gouvernement et avait refusé de les rejoindre en exil. Il avait ensuite rencontré Hitler pour composer avec lui.
Pendant l’Occupation, il avait fermé les yeux sur la collaboration de l’administration et avait mené la belle vie dans son château de Laeken. Vers la fin de la guerre, il avait été déporté en Allemagne de son plein gré et libéré par les Américains un peu plus tard.
À présent, il souhaitait remonter sur le trône. Une moitié de la population était pour, l’autre contre. Des grèves éclataient aux quatre coins du pays et la moindre discussion sur le sujet tournait en pugilat.
Nathan avait tourné le thème en dérision.
— Qu’il abdique et continue à mener la belle vie dans son château, ça réglera le problème.
Dany était venu se joindre à la conversation.
— Propose cette solution aux habitués du café, tu es sûr de déclencher une bagarre générale.
Lorsque Nathan arriva dans le bistrot, le soir du 18 juin, la violence de l’orage était au centre des préoccupations et la question royale avait été reléguée au second plan. La pluie était tombée avec une telle intensité que la circulation de certains trams avait dû être interrompue.
À vingt et une heures dix, la sonnerie du téléphone retentit dans la maison d’Ixelles. Les membres de l’équipe bondirent comme un seul homme. Élie était à l’autre bout du fil. Il appelait d’une cabine téléphonique et se trouvait dans un tel état d’excitation qu’il parvenait à peine à articuler.
— De Bodt. Ça y est. Il va au café. Signal.
En sortant de la cabine, il passa devant la vitrine du café et fit un signe discret à Nathan pour l’avertir de l’arrivée imminente de De Bodt.
De l’autre côté de la ville, Dany, Moshe et Nicolas grimpèrent à toute vitesse dans la Renault et prirent la direction de Schaerbeek.
Ils furent à pied d’œuvre en moins d’une demi-heure.
Dany et Nicolas retrouvèrent Élie à l’arrière de la camionnette pendant que Moshe crochetait la serrure de la maison de De Bodt. L’affaire fut rapidement bouclée. Dany le rejoignit et ils s’engouffrèrent tous deux à l’intérieur.
Nathan sortit du bistrot une vingtaine de minutes plus tard, remonta la rue et pénétra à son tour dans la maison. L’entrée donnait accès à une enfilade de trois pièces, sans hall ni couloir.
Il alluma sa lampe de poche et interpella les deux hommes.
— Il ne devrait pas tarder à rentrer, comment ça se présente ?
Dany alluma sa lampe-torche et promena le faisceau dans la pièce.
— C’est un véritable chaos. Personne n’a fait le ménage dans cette maison depuis la fin de la guerre. La cave est basse de plafond et l’étage est dans un état catastrophique. Je ne te parle pas du lit. Je ne comprends pas qu’une pute puisse accepter de faire ça ici. Par contre, le grenier n’est pas trop encombré et devrait faire l’affaire.
— Nicolas est en place ?
— Oui, il attend dans la camionnette.
— Élie ?
— Il est parti chercher le témoin avec la Renault, il sera de retour dans dix minutes.
— Bien. Moshe, remets tout en place et va dans la camionnette.
Moshe s’exécuta et sortit de la maison.
L’orage s’éloignait et la pluie cessait de tomber.
Dany s’accroupit derrière un fauteuil, non loin de l’entrée, tandis que Nathan se dissimula au fond de la pièce, à l’abri d’une commode. Ils s’imposèrent le silence et patientèrent dans l’obscurité, l’oreille tendue, les nerfs à vif.
Quelques minutes plus tard, ils perçurent un bruit de clé dans la serrure. Nathan releva la tête et vit la silhouette du SS se dessiner dans l’embrasure de la porte.
Il avait eu le temps de l’observer à la brasserie. L’homme était une force de la nature. Massif, large d’épaules, il exhibait des mains noueuses et puissantes. Sa mâchoire carrée et son front bas le faisaient ressembler au personnage d’un célèbre film d’horreur des années trente.
De Bodt fit un pas à l’intérieur, referma la porte et s’arrêta net.
Durant un moment, il se tint dans l’entrée, immobile, aux aguets.
Nathan réfléchit à toute vitesse.
Que se passait-il ?
Moshe avait remis l’allumette en place et n’avait repéré aucun autre piège. De Bodt avait bu quelques bières et son attention aurait dû être émoussée.
Il se souvint de ce que lui avait appris Tommy, son instructeur à la ferme.
— Les prédateurs ont un sixième sens, Nathan, ils pressentent la présence de leurs ennemis. La seule chose à faire si tu veux survivre est d’être plus rapide qu’eux.
Il alluma sa lampe et la braqua dans les yeux de l’homme tandis que la voix de Dany s’élevait à l’autre bout de la pièce.
— Les pattes en l’air, De Bodt ! Plusieurs flingues sont braqués sur toi.
De Bodt fonça droit sur Nathan.
— Alors, tuez-moi, bande de cons !
Il était hors de question de tirer, la détonation aurait ameuté tout le quartier.
De Bodt était à moins d’un mètre quand Dany surgit dans son dos et tenta de le ceinturer. L’homme fit volte-face, agrippa Dany et l’envoya valdinguer comme s’il n’était qu’un vulgaire mannequin d’osier.
Il dégaina ensuite son pistolet et le pointa en direction de Nathan. Le faisceau de la lampe l’aveuglait, il se protégea les yeux d’une main et hurla en allemand.
— Tu n’oses pas tirer ou tu n’es pas armé ? Je vais te crever comme un cafard.