— Ma mère ? Parlé de lui ?
J’ai l’impression d’être empêtré dans un dialogue de sourds.
Je respire un grand coup.
Mes tempes battent. Un vertige m’envahit. L’Imitrex entame son combat contre la migraine.
Le vieux semble également perdu. Il lance quelques mots en allemand à l’un de ses nervis. Ce dernier file au fond de la pièce et revient avec une chaise.
Katz s’installe en face de moi.
— Assieds-toi.
J’obtempère.
Il se penche en avant.
Nos genoux se touchent.
— Je vais te révéler certaines choses, Stanislas. Autant te prévenir, tu mets ta vie en danger si tu les dévoiles à quiconque. Tu comprends ?
Cette proximité et le passage au tutoiement me donnent l’impression que nous venons de conclure un pacte tacite.
— Je comprends.
— Ton père voulait à tout prix rencontrer Rudolf Volker. Nous savions qu’il se trouvait au Caire et qu’il évoluait dans la sphère d’un dignitaire nazi appelé Johann von Leers. Ce n’était pas le seul réfugié en Égypte. Ils étaient nombreux, protégés par les Égyptiens et leur garde personnelle. Approcher Johann von Leers relevait du suicide. J’ai prévenu ton père, il a quand même voulu prendre le risque.
— Pourquoi prendre un tel risque ?
— Par amour.
Il m’aurait allongé une gifle que l’effet aurait été moindre.
Je bafouille.
— Par amour ?
Il balaie ma question d’un geste.
— Je ne sais comment, mais ils ont appris que ton père allait au Caire. Ils ont sans doute cru qu’il visait von Leers. Peut-être ont-ils pensé qu’il travaillait pour nous. Le carnage nous était destiné. Ils voulaient nous démoraliser et nous pousser à abandonner. Si cela peut calmer ta rage, tous ont été châtiés, du premier au dernier.
— Pourquoi mon père voulait-il parler à Volker ?
Il feint une nouvelle fois d’ignorer la question.
— Maintenant, rentre chez toi, Stanislas.
Je me lève et hausse le ton.
— Pourquoi mon père voulait-il parler à Volker ? Qu’est-ce qu’il a fait pour vous pendant la guerre ? Ça veut dire quoi, par amour ? Qu’est-ce que ma mère aurait dû me dire ?
Les trois sbires avancent d’un pas.
Il leur lance quelques mots.
Ils s’apaisent aussitôt.
— Rentre chez toi, Stanislas. Laisse-moi quelques jours. Je sais comment te contacter.
66
Il accepta
Parallèlement aux missions, Nathan prit part à un groupe de travail chargé de développer des techniques d’interrogatoire permettant de recueillir la confession des prisonniers. L’objectif était de les amener à avouer leur culpabilité par une batterie de questions et un énoncé de faits incontestables.
L’organisation fit appel aux services de Moritz Weinberg, un psychosociologue rescapé d’Auschwitz qui les familiarisa avec les techniques de persuasion coercitive. Ce dernier avait analysé les méthodes que les nazis avaient mises au point pour modifier les relations des prisonniers avec leur milieu en les fragilisant et en les mettant sous dépendance.
Certaines pratiques conçues par la Gestapo visaient à provoquer des émotions contradictoires en alternant la compassion et l’impitoyabilité.
À son contact, Nathan apprit que la menace d’un châtiment se révélait aussi efficace que le châtiment lui-même.
Par la suite, il chercha à appliquer les tactiques qu’il avait apprises, mais les dialogues qu’il engageait avec les condamnés étaient souvent longs et ne menaient pas à coup sûr aux aveux. Certains prisonniers niaient jusqu’à la dernière minute ou se réfugiaient derrière l’argument mille fois entendu qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres.
À travers leur idéologie raciste, les nazis avaient dès 1933 incité les pervers et les sadiques à les rejoindre. Bon nombre découvrirent en se livrant à leurs premiers actes violents qu’ils avaient en eux ces penchants. En moins de dix ans, l’idéologie nazie avait produit une génération de tueurs sanguinaires ; des êtres a priori normaux dont les pulsions malsaines étaient nées de l’encouragement qui leur avait été donné d’infliger des châtiments corporels aux prisonniers.
Lors d’une réunion informelle à Berlin, Nathan heurta certains participants en déclarant de sang-froid que son objectif était d’éradiquer cette race. Pour les personnes présentes, il ne faisait aucun doute qu’il en faisait une affaire personnelle.
Au début de l’année 1954, Nathan fit la traversée vers New York pour rendre visite à son père dont l’état était de plus en plus préoccupant. Il passa une semaine auprès de lui et le quitta avec le sombre pressentiment qu’il lui avait parlé pour la dernière fois.
À la fin du mois de janvier, il s’embarqua sur le Nea Hellas, un paquebot grec, et se rendit en Israël pour y retrouver Haïka. Sa fille avait trois ans et demi et s’était peu à peu acclimatée à sa famille d’accueil qui la considérait comme sa propre fille. Elle se révélait vive d’esprit, montrait de belles dispositions pour le piano et avait retrouvé sa joie de vivre.
Nathan resta deux semaines à Haïfa où il noua de nouvelles amitiés avant de reprendre le bateau à destination d’Hambourg.
En mars, Andrzej Zawadzki, l’homme qui travaillait au bureau de Francfort, remonta la piste de Wilhelm Göecke, l’ex-commandant du camp de concentration de Varsovie qui avait par la suite supervisé la destruction du ghetto de Kaunas.
L’homme avait été déclaré mort sur le front italien en octobre 1944. Dans les faits, il était toujours vivant et s’était installé dans un petit village non loin du lac de Garde. Il s’appelait à présent Wilhelm Simon et travaillait comme ouvrier dans une scierie.
Nathan se chargea d’élaborer le plan de capture.
Il commença par se mettre à la recherche d’un habitant du village susceptible de l’informer sur les habitudes de la cible, comme il l’avait fait pour Müller.
La démarche fut vaine ; la population du village ne comptait aucun Juif.
Il apprit qu’un cimetière militaire allemand était en construction non loin de là et que les responsables du projet recherchaient de la main-d’œuvre.
Il envoya sur place David Sarfatti, un Juif d’origine italienne qui travaillait pour le Chat depuis deux ans. Victime de la rafle que les nazis opérèrent en octobre 1943 dans le ghetto de Rome, il avait été déporté à Auschwitz avec un millier d’autres Juifs italiens. Moins d’une centaine en étaient revenus.
David Sarfatti se fit embaucher et effectua les premiers repérages. Il fit parvenir à Nathan une carte topographique ainsi que des cartes postales et des photographies du village et prit ses renseignements sur Wilhelm Simon.
En avril, Nathan constitua l’équipe d’intervention et précisa les modalités de l’opération.
L’escouade se composerait de David, d’Élie et de lui-même. Il se rendrait sur les lieux par le train qui reliait Francfort à Innsbruck, en Autriche. À Innsbruck, il louerait une voiture et continuerait sa route vers Costermano, le village où travaillait David Sarfatti. Ensemble, ils se rendraient à Caprino Veronese.
De son côté, Élie prendrait le train au départ de Bruxelles vers Milan. Il louerait une voiture à la gare de Milan et les rejoindrait à l’entrée sud du village, trois heures avant la capture.
Grâce au travail de Sarfatti, Nathan savait que Göeke se rendait au bistrot du village chaque vendredi, peu avant vingt heures, pour y suivre Decimo Migliaio, une émission de télévision.