Je ramasse mon arme.
Braque les filles. Le tout en pas tout à fait deux secondes six.
— Qu’est-ce qu’on se disait, déjà ? leur fais-je angéliquement.
Alors elles commencent à vraiment comprendre qu’à côté de moi, Yvan le Terrible, c’était le canard Donald.
Inventaire accompli, il est avéré que cette maison n’est qu’une base opérationnelle pour la bande.
Seulement voilà : de quelles opérations s’agite-t-il ? Quelques chambres rudimentaires. Un bureau comportant un poste de radio de marque T.S.F. (c’est te dire) à empafeur de prolongation sustentoire permettant un véry beaucoup vaste rayon d’action. Près du poste un carnet à messages dont les fausses souches gardent le double des émissions. On est organisé, ici. Et on comptabilise les communications. Je feuillette le carnet, et tombe (sans me faire mal) sur les textes suivants qui remontent à plus de trois semaines :
« Projet approuvé. »
T’en veux encore, ça te fait jouir ?
« Arrivage par Dublin nouveau pensionnaire. »
Je t’en refile again, Mecton ?
Alors, plus que celui-ci :
« Renvoyer par canal B le pensionnaire 3. »
Un vrai nectar, ce cahier, mon pote. Probable que ces bonnes gens turbinaient sur le poste, dans la soirée, à mon sujet ; voilà pourquoi ils ont laissé le matériel en état de fonctionnement.
D’ailleurs, comme preuve de ce que j’avance, l’ultime feuillet daté de ce jour porte la mention suivante : « Sommes à pied d’œuvre. Espérons obtenir rapidement documentation. » Ce qui doit signifier : « On a le San-A. bien en main et on va lui faire cracher le morcif au sujet du cadavre. »
Je retourne dans la cuisine auprès de ces dames, lesquelles sont dûment ficelées et muselées, ainsi que leur domestique.
La nuit s’avance. C’est dire qu’elle recule. Des projets de jour mettent un début de scintillement dans les carreaux de la fenêtre. À moins de deux cent douze mètres cinquante, l’océan moutonne en écumant.
Je claque des ratiches. Me faudrait un café. Mais ai-je le temps de m’en accommoder un ? Cette fin de nuit doit être décisive. C’est dans l’antichambre de l’aube que les volontés craquent et que, conscients enfin de leur immense fragilité, les êtres les plus endurcis se soumettent à des volontés plus impérieuses que la leur. Donc, San-Antonio doit agir. Bien et vite. Plumer la vérité au dos de ces volailles. Tout à l’heure, il fera grand jour, soleil ; il fera espoir. Tout se rendurcira. Triple interrogatoire.
Interrogatoire gigogne.
D’abord l’Arbi.
Ce que j’apprendrai par lui me permettra de coincer Kasleen. Ensuite, grâce à ce que me dira Kasleen, je pourrai sans doute confondre la belle Mme Himker. Gentil programme. Il est d’un homme énergique, pétri d’optimisme, ayant foi en sa force et en la faiblesse de ses contemporains. Alors, à l’œuvre, mon fils. Taïaut ! Taïaut ! Et je dirais même plus : taïaut !
Moktar (à son propos je vais tout de suite me dégager les membranes en te faisant « mieux vaut Moktar que jamais », et ensuite, l’esprit de l’escalier étant au repos, on pourra l’entreprendre sérieusement).
Donc, Moktar il y a.
Encore verdâtre du coup de saton aux pendeloques. L’air de s’ennuyer ferme et de se demander ce qu’il est venu branler en cette inhospitalière contrée, si différente de sa terre d’agrumes.
Pour ce qui le concerne, la salle de baths suffira. Au cours de mes tribulations tribulantes, j’ai observé, car rien ne m’échappe, que nos amis arabes ne sont pas fanas de la flotte. À preuve : ils se lavent le scoubidou au moyen d’une simple bouilloire, et ils changent de slip à la lampe à souder.
J’emplis donc tout sottement la baignoire d’eau froide et j’y laisse tomber mon naguèragresseur. Il file droit au fond, étant ligoté. Et aussitôt semble se convertir à la religion catholique romaine puisqu’il se met à faire des bulles. Je compte lentement jusqu’à soixante, ce qui est un laps de temps raisonnable, puis je l’extrais du récipient. Il suffolk (n’oublie pas qu’on est dans le Royaume-Uni), crache, s’ébroue (ahah !) et ses poumons surmenés produisent le bruit d’une vieille motocyclette qu’on ne parvient pas à mettre en route.
Assis sur un tabouret métallique, les jambes croisées, je me recoiffe à l’aide d’une brosse découverte sur le terrain.
Trouvant ma chevelure au point, je me penche sur le brave Moktoche.
— Pas fameux, hein ? je lui dis comme ça. Tiens, je vais te faire une propose, mon lapin ! Ou bien tu réponds à mes questions avec la plus grande franchise, ou bien pas.
« Si tu y réponds, tu deviens par priorité mon ami d’enfance. Si tu n’y réponds pas, je te refous dans cette baignoire et au lieu de t’y faire mariner une minute, je t’y laisse quatre-vingt-dix secondes. Fais ton calcul et avertis-moi de tes intentions.
Le pauvre chou a des yeux de lapin russe. Injectés de sang, ils sont. Montés sur roulement à bille.
— Qu’i-ce ti veux je dise ? cloaque-t-il.
De quoi je conclus qu’il vient d’opter pour la première solution et va m’apporter une coopération france et machive.
— D’où es-tu originaire, Moktar ?
— Maroc. Casablanca.
— Que fais-tu ici ?
Il hoche la tête, devient vaguement perplexe. Il ne rechigne pas, simplement il se collette avec le vocabulaire. Il voudrait trouver des mots à la fois expressifs et minimisants. Craignant qu’une hésitation trop prolongée soit interprétée comme un refus, il plonge :
— Un peu de tout, assure l’aimable Magrébin.
— C’est-à-dire ?
— Ji fis le cuisine.
— Et puis ?
— Le minage.
— Et encore ?
Il respire grand, expectore une dernière bulle qui gonfle et va crever au loin de Brest dont il ne reste rien.
— Je li z’aide.
— Qui ça ?
— Li z’ôtres.
— Tu les aides à quoi faire, grand lapin ?
— Di trucs, comme-ci, comme-ça, par-li par-là…
— Quels trucs ? Dis-les vite avant que je te remette à l’eau.
— Li z’emballages, quoi.
Sa voix a dérapé. Je flaire du chouette.
— Les emballages de quoi, ma belle rose des sables ?
Il renifle, dénifle. Une bulle nasale se forme à l’extrémité de son tarin et éclate à la fleur de l’âge.
— Dis z’anchois, patron.
Un bref temps mort est accordé au génial San-A. pour lui permettre d’effectuer un changement d’idée dans sa gamelle à phosphore.
Cette courte opération accomplie, le jeu reprend, plus intense.
— Et quoi donc, avec les anchois, mon beau fennec (plus ultra) ?
C’est pas le mauvais bourrin, Moktar. Il s’est fourvoyé, certes, mais il a gardé une âme d’enfant. Et tu sais que c’est cela qu’importe dans la vie : son âme d’enfant.
Le v’là qui sourit. Qui rit grand, qui rit blanc. Il cligne de l’œil et demande, d’une voix aimablement canaille :
— Ti sais, ou ti sais pas, patron ?
Je m’enveloppe dans le nuage artificiel de la prudence :
— On fait comme si je ne savais pas, Moktar, alors tu dis.
— Bon, alors ji dis…
Ça l’emmaverdave un peu, mais quoi…