Je mouline à tout crin. Autant pédaler dans la cage d’un écureuil. Pas la moindre sonorité. Tourne, tourne. Orgue de barbarie. Moulin des amours. Rien.
Je m’énerve comme papa, dans les jadis, quand il démarrait sa vieille Citron à la manivelle. Seulement, lui finissait par obtenir un résultat. Quand il avait maigri d’un bon kilo, sa chignole éternuait. L’espoir naissait. Il s’escrimait de plus belle, remettait la gomme à s’en faire éclater les veines et puis enfin se produisait le vrai miracle : le moteur trépidait, pire que celui du vieux « pointu », son ronron devenait à peu près régulier.
— En voiture ! écriait papa.
Exténué, je raccroche. À cet instant, ô merveille, la sonnerie file un « frrrriiiiit » aigu dont je tressaille. Vitos, je reprends le combinoche.
— Qui appelle ? demande une voix d’homme.
— Le presbytère de l’île Godmichey.
— Qui êtes-vous ?
— Police !
C’est bathouze que ce mot soit pratiquement international, tout comme hôtel, taxi et caviar, non ?
— Que désirez-vous ?
— Le poste de police le plus proche.
— Un instant.
Je perçois une espèce de tic-tac.
— Allô, fait la même voix du postier, je vais vous rappeler, la ligne du poste de police est occupée.
— Cela urge ! avertis-je.
— Sir, je ne puis forcer une ligne occupée, rétorque le préposé. Dès qu’elle sera libérée, je vous la passerai.
Je repose l’appareil à son crochet.
Y’a toujours moyen de réfléchir en attendant. Ça ne coûte rien et ça nécessite un minimum de matériel. Le nombre de chefs-d’œuvre qui ont été créés de la sorte, tu peux pas savoir…
Je vais filer un œil à l’église. Les corps gisent toujours sur les dalles, près des cordes à cloches. Bien raides, bien abominables. Confits dans le trépas.
Pétrole ! Pétrole ! Que de meurtres auront été commis en ton nom !
Ces gosses, enlevés à des pétrochimistes, monnaie d’échange, probablement.
Elle marchait à l’essence, cette affaire. Je l’ai senti tout de suite, si je puis dire (plus exactement : si je puits dire). Himker : pétrole ! Krakzecs : pétrole ! Les Arabes : pétrole ! Vivement qu’on énergise à l’eau de robinet, mon frère. Peut-être connaîtrons-nous alors quelques années d’accalmie. Le téléphone ne retentit toujours pas. Exaspéré, je me paie une seconde séance de manivelle en folie. Rien ! Je réitère. Re-rien.
Et puis v’là que j’entends des clochettes, une musique céleste. Je lâche le combiné et tombe à genoux. Dans le bol j’ai ce fameux ventilateur au moteur détraqué qui se déclenche automatiquement lorsque je viens de morfler un coup de goumi sur la noix.
Je bascule en avant. Le mur arrête mon épaule.
Je regarde tant bien que mal de côté. Je vois, à travers une brumasse vineuse, la frime hilare du camarade Moktar. Il a je ne sais quoi de mahousse et de contondant à la main.
— J’ti fis mal, patron ? jubile-t-il.
Il rigole à gorge d’employé, comme dit Bérurier.
Près de lui, se tient un grand mec blond et sévère, l’air pas gai. Sitôt que ma vision se clarifiera, je suis certain que je le trouverai antipathique, cézigue. Il ressemble à quelqu’un que j’ai rencontré y’a pas longtemps. Ça, je me le dis très confusément, depuis la basse fosse de mon obscurité cérébrale.
Moktar continue de se cintrer comme un arc en érection[11].
— Tu li le roi di con, patron ! C’tiliphone, li branché sur la mison. Ci M’sié Schuppen qui te l’a ripondi tit à l’heure.
M. Schuppen. Attends que j’émerge de ma crème fouettée (ou plutôt battue). Ce nom remue quelque chose dans la soute à bagages de ma mémoire. Schuppen… Von Schuppen ! Ah oui, ah, ça y est ! Von Schuppen, ne coupez pas, je crois me souvenir, donc, je me souviens : le secrétaire. Il ne ressemble pas à quelqu’un que j’ai vu : il est quelqu’un que j’ai vu. Je l’ai vu, le soir où il venait de se payer Merdanflak. Très peu, très mal, très sommairement, mais quand on a l’œil de chose d’un Santantonio, hein ? L’œil de vrai faucon, l’œil de faux vrai con…
— Allez, on part ! dit ce monsieur.
On m’attache. Sauce ligote, toujours…
Ainsi, quand on te déplace, on est obligé de te porter. C’est tout bénéfice pour ta pomme. Économie d’énergie. Énergie pétrolière. Je suis pris par l’essence ! Les sens s’emparent de moi. Houille (blanche) ma tête ! Corneville, à moi ! Dreling, drelong… Sonnez les mâtines !
Le balancement de notre déambulation accentue l’impression de tocsin qui m’habite. M’habite ? Et la tienne, gros dégueulasse ? Dreling, drelong.
Maigre procession. Défilé sur la lande. Les Hauts (et les bas) de Hurlevent. Waterplaine, morne lot ! Où qu’on va ? Le vent du large se rétrécit. Des mouettes voltigent en poussant des cris de petit commerçant venant de recevoir sa feuille d’impôt.
V’là que ces pommes me chargent sur la véry old camionnette ayant servi déjà à me transbahuter au moment de notre arrivée. Je n’y suis pas seul : déjà Doro est là, étendu sur un matelas. Il a sa connaissance et en profite pour beaucoup souffrir.
En m’apercevant, il parvient à articuler très exactement ceci :
— Tu m’as brisé les reins, salaud, mais j’aurai ta peau.
La sueur emperle sa figure ravagée par la douleur.
— À petit feu, promet-il. Je veux qu’on t’arrache la chair morceau par morceau, ensuite la langue, ensuite les yeux…
Il précise encore ce dont il tient à me voir démuni et, crois-moi, mon follet, mais c’est pas réjouissant. Oh, que non !
La voiture cahote.
Moktar chante à tue-tête un air de son pays qui fait comme ça : « Aaaaaahr Aaaaaaahr Ménnnh-haaaaa ». Ce mec, il a beau me frictionner la nuque avec du cœur de chêne, je te jure qu’il me botte vachetement.
Je suis placé de profil sur le plateau de la camionnette, ce qui me permet un visionnement de la fausse dadame.
— Navré de t’avoir brisé la colonne vertébrale, mon ami, lui dis-je, alors qu’il cesse de me vitupérer contre pour gémir plus à son aise. Ça n’a été qu’un geste de self-défense, comme disent les éléphants. Je te prie de remarquer que toi, au moment de l’accident, tu pensais me vider un chargeur dans les tripes… Mais t’inquiète pas, tout beau, on va te faire la greffe sur le tas et tu seras pimpant tout plein dans ton beau corset d’acier des dimanches. Évidemment, t’auras moins l’occasion de te transformer en n’importe qui. Pour changer tu te déguiseras en quelque chose : en machine à laver, en poste à essence, en distributeur de café, en juke-box. T’as une seconde carrière à faire, mon pote.
Mes sarcasmes le survoltent.
— On t’ouvrira le ventre, on te le remplira de poivre et on t’arrachera le foie, promet-il, Prométhée.
C’est sur ces bonnes paroles altruistes que nous atteignons l’embarcadère de Godmichey.
Von Schuppen s’amène, suivi du féal Moktar (le participant-type). Alors, brusquement, mon esprit se trouvant ranimé par le grand air marin plus que par la douceur angevine, je pige un truc.
Effectivement, le secrétaire d’Himker ressemble bien à quelqu’un. Mais alors, à s’y fourvoyer.
Et je vais te dire à qui.
Qu’est-ce que tu dis ? T’as pas d’argent sur toi ? Ça ne fait rien, tu me paieras plus tard, je te le vas bonnir tout de même. Von Schuppen ressemble à Dora. Pardon : à Doro.
Tu sais comme quoi ?
Comme un frère, mon mignon. Je ne peux pas te dire mieux. Comme un frère.
Sauf qu’il est blond, et « elle » brune. Mais est-il vraiment blond, Doro ? Si je te disais que tout à l’heure je n’y ai pas pris garde, tellement fut vive ma surprise.