— Un meurtre ne relève de la justice fédérale que s’il a été commis à l’intérieur du district fédéral contre un agent fédéral ou si le meurtrier, dans sa fuite, a franchi la limite entre deux États, explique le président (lui-même est juriste de formation). Aucune de ces conditions ne s’applique ici. Plusieurs ambassadeurs ont voulu savoir pourquoi nous n’avons pas purement et simplement étouffé l’affaire…
— Non.
— Pardon ?
— Clete était mon ami, Monsieur le Président. II… La voix de Frank se brise sous le coup de l’émotion.
— C’était un brave type et un ami en or. Je… je comprends qu’on puisse juger que nous allons trop loin, mais nous le devons à la mémoire de Clete.
— Je le sais, Frank. Et comme l’ont expliqué mes assistants aux ambassadeurs étrangers, l’exécutif de ce pays n’a aucune prise sur le législatif. Je ne voudrais pas être accusé d’ingérence, mais…
— Oui ?
— Eh bien, nous ne sommes plus très loin des élections. Avant que cette affaire éclate, le vice-président avait donné son accord pour participer à Primetime Live ce soir même. Sam Donaldson ne va pas se priver de le cuisiner. Tout le monde a l’air surpris que Washington n’ait rien fait pour empêcher ce gâchis.
— Je vois. Qui comptez-vous nous envoyer pour redresser la situation ?
— Personne, Frank. C’est en vous que je place ma confiance.
— En moi ?
— Ce n’est pas l’envie qui me manque de remonter les bretelles de l’Attorney General, mais ce serait un suicide. Vous êtes déjà sur place comme membre de l’escorte des Tosoks. À vous d’organiser la défense de Hask… En évitant de vous mouiller, cela va de soi.
— Et l’argent ? Il va falloir payer un avocat.
— Vous soulevez là un grave problème. Nous ne pouvons donner l’impression de financer la défense.
Frank soupire, songeant à la difficulté de la tâche qui l’attend.
— Je ferai de mon mieux, Monsieur le Président.
— Je compte sur vous, Frank, répond le président avant de raccrocher.
Frank va trouver Kelkad dans sa chambre.
— Capitaine, il va nous falloir de l’argent pour engager un avocat.
— De l’argent ? Vous voulez parler de ces petits bouts de papier vert ? Rendo a tout ce qu’il faut à bord du vaisseau pour en fabriquer à volonté.
Pour la première fois depuis la mort de Clete, Frank se surprend à sourire.
— La loi interdit de fabriquer de la fausse monnaie.
— Ah ? C’est que nous n’avons rien d’autre…
— Je sais. Mais il y a peut-être une solution.
En soixante-sept ans d’existence, Dale Rice s’est successivement entendu qualifier de Nègre, de Noir puis d’Afro-Américain. Dans sa ville natale vivent encore des vieux qui se rappellent s’être fait traiter d’esclaves.
Si les cheveux de Dale ont blanchi, ses sourcils sont restés noirs comme le charbon. D’énormes valises soulignent ses yeux perpétuellement larmoyants, encadrant un nez tout ce qu’il y a de cabossé. Ses cent cinquante kilos lui font la silhouette d’une pyramide aztèque, drapée dans un complet gris de chez Armani agrémenté d’une paire de bretelles.
Dale est natif de Montgomery, dans l’Alabama. Il n’était encore qu’un jeune homme quand, un jour de 1955, Rosa Parks fut arrêtée dans un bus pour avoir refusé de céder son siège à un homme blanc.
En 1961, il faisait partie des freedom riders qui voulaient éprouver la décision de la Cour suprême interdisant la ségrégation dans les transports en commun. Le bus dans lequel il avait pris place était attendu à Anniston (Alabama) par un groupe d’hommes blancs armés de matraques, de briques, de tuyaux en métal et de couteaux. Le bus avait été bombardé de cocktails Molotov et les passagers (blancs et noirs) qui tentaient de fuir, sauvagement frappés. C’est au cours de cette échauffourée que Dale avait eu le nez cassé.
En 1965, il avait marché sur Washington avec deux cent cinquante mille autres personnes et avait entendu le révérend Martin Luther King prononcer son fameux discours : « J’ai fait un rêve…»
Dale Rice a rencontré King ainsi que Malcolm X. Plus tard, il a connu Jesse Jackson et Louis Farrakhan. Aux yeux de beaucoup, il passe pour le meilleur spécialiste des droits civils en exercice. Dale lui-même n’est pas loin de partager cette opinion, même s’il déplore qu’après tout ce temps, la cause des minorités ait encore besoin d’un défenseur.
Alerté par la sonnerie de l’interphone sur son bureau, il presse le bouton d’un index boudiné.
— Oui ? fait-il de sa voix de basse.
— Il y a un monsieur qui désire vous voir, Dale. Il n’a pas de rendez-vous mais…
— Quoi donc, Karen ?
— Il m’a fait voir ses papiers. Il travaille pour la Maison-Blanche. Sous le coup de l’étonnement, les sourcils charbonneux de Dale rejoignent presque sa chevelure blanche.
— Faites-le entrer.
Un homme mince portant des lunettes en or et un complet gris meilleur marché que celui de Dale franchit alors le seuil du bureau.
— Mr Rice ? dit-il d’une voix un peu nasale. Francis Nobilio, conseiller scientifique du Président.
Dale dévisage Frank pardessus ses demi-lunes, sans lui tendre la main – Dale a toujours été économe de ses gestes. D’un regard las, il lui désigne un fauteuil vide en face de lui.
— Je vous ai vu à la télé, dit-il enfin. Vous faites partie du groupe qui accompagne les extraterrestres.
— Exact. C’est d’ailleurs à ce titre que je viens vous trouver. Un des Tosoks a été arrêté pour meurtre.
— J’étais au tribunal hier, dit Dale en inclinant la tête. Tout le monde ne parlait que de ça. La victime était une vedette de PBS, il me semble ?
— C’est ça, oui. Cletus Calhoun.
— Et vous voudriez que j’assure la défense de ce Tosok ?
— Oui.
— Pourquoi moi ?
Frank hausse les épaules, comme si la réponse allait de soi.
— Eh bien, à cause de vos succès passés.
— Il y a d’autres avocats tout aussi compétents dans cette ville.
— C’est vrai, mais…
Frank marque une pause, hésitant sur le choix des mots.
— Ce n’est pas à proprement parler une affaire de droits civils, mais…
— Mais il se trouve que je suis noir.
— En effet, acquiesce Frank en détournant les yeux.
— Et les principales affaires que j’ai eu à plaider concernaient des accusés noirs.
— Oui.
— Dont plusieurs accusés d’avoir tué des Blancs.
— Euh… oui, répète Frank en se trémoussant dans son fauteuil.
— Aussi, vous vous êtes dit que j’étais particulièrement qualifié pour défendre des individus que les tribunaux pourraient être tentés de considérer comme des citoyens de seconde zone.
— Je ne l’aurais pas formulé comme ça, mais…
— Mais ça revient au même, pas vrai ? Vous craignez que le jury ne traite le Tosok en sous-homme.
Dale a une voix à la James Earl Jones ; dans sa bouche, le moindre propos sonne comme un sermon en chaire.
— Je dois avouer que cette idée m’a traversé l’esprit.
— Vous seriez-vous adressé à moi si la victime avait été noire ? interroge Dale en le fixant droit dans les yeux.
— Je… je ne sais pas. Je ne me suis pas posé la question.
— Un cadavre noir et un assassin extraterrestre… L’enjeu n’aurait pas été le même. Généralement, les jurés prennent moins à cœur la mort d’un Noir.