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Frank baisse les yeux vers ses mocassins bruns. Un filet de sueur lui coule dans le dos, non qu’il ait dû fournir un gros effort (quoique la rue soit en pente), mais Los Angeles connaît des températures d’une douceur exceptionnelle en cette veille de Noël.
Il dépasse le bureau de la réceptionniste (principalement occupée à distribuer des guides des bus à des jurés) et s’approche du plan de l’immeuble. Ayant repéré la salle 18-709, il appelle l’ascenseur qui dessert l’étage.
Comme il monte dans la cabine, un claquement de talons derrière lui l’incite à tendre le bras pour retenir la porte. Entre alors une femme de race blanche au visage sévère, plutôt menue, avec des cheveux bruns coupés court. Frank ouvre de grands yeux : c’est Marcia Clark, le procureur principal du procès Simpson. Sans doute est-elle là en visite de politesse, puisqu’elle passe désormais plus de temps sur les plateaux de télévision que dans le cabinet du DA. Frank se demande si sa « trahison » lui a valu les mêmes diatribes de la part de ses confrères que Cletus Calhoun. Frank presse le bouton du dix-huitième étage en évitant délibérément de la regarder. Une pancarte dans la cabine avertit que « Toute personne sera fouillée au 9e étage », avec la traduction en espagnol.
L’ascenseur s’arrête, laissant descendre Marcia Clark. La cabine se remet en mouvement et quelques secondes plus tard, c’est au tour de Frank d’en sortir. Ayant repéré la porte de « Montgomery Ajax, District Attorney », il fait une halte pour rajuster sa cravate et lisser ses cheveux avant d’entrer.
— Frank Nobilio. J’ai rendez-vous avec Mr Ajax.
La secrétaire décroche le combiné de son téléphone et prononce quelques mots. Puis elle presse un bouton sur la table, déverrouillant la porte du bureau personnel d’Ajax.
— Veuillez entrer, dit-elle.
Frank pénètre dans une vaste pièce lambrissée, la main tendue devant lui.
— Mr Ajax, je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir.
— Pour être franc, rétorque Ajax sans sourire, je ne suis pas sûr d’avoir bien fait. En quelle qualité vous trouvez-vous ici, docteur Nobilio ?
— En tant que simple citoyen.
— Si Washington tente d’entraver le…
— Il n’est pas question de ça, Mr Ajax. Mais Cletus Calhoun était mon ami. Il y avait presque vingt ans qu’on se connaissait. Croyez-moi, personne au monde ne souhaite plus que moi que justice soit faite.
— Dans ce cas… reprend Ajax en se rasseyant.
Son bureau jouit d’une vue époustouflante sur la ville de LA. Frank s’assoit à son tour.
— Mais Hask est également mon ami. J’ai du mal à croire qu’il ait tué Clete. Rappelez-vous que personne n’a autant que moi côtoyé les Tosoks – hormis ce pauvre Clete, bien sûr. Je n’ai décelé aucune malignité en eux.
— Alors ?
— Alors, je me demande, Mr Ajax, si vous n’êtes pas allé un peu vite en besogne en faisant arrêter l’un d’eux. Ce n’est qu’une question, notez-le.
Ajax semble se raidir.
— Me suggérez-vous de classer cette affaire ?
— Ce serait plus sage. Après tout, c’est le premier contact que nous ayons avec des extraterrestres. Les Tosoks sont bien plus évolués que nous. Ils pourraient révolutionner nos sciences et nos techniques. Il n’est pas dans notre intérêt de les mécontenter.
— Nous ? s’exclame Ajax. Qui ça, nous ?
— L’humanité tout entière.
— On pourrait aussi bien dire que ce sont les Tosoks qui ont suscité notre mécontentement, non l’inverse.
— Mais cette affaire aura des conséquences planétaires.
— Sans doute. Mais le fait demeure qu’un de vos aliens a commis un meurtre. Ce crime doit être puni.
— Non, monsieur, rétorque Frank qui se contient à grand-peine. Un Tosok a peut-être commis un meurtre. Il se peut aussi qu’il soit innocent et dans ce cas…
Ajax écarte les bras, mettant en évidence la Rolex qui étincelle à son poignet.
— Dans ce cas, il sera acquitté et il ne lui sera fait aucun mal. Mais s’il est coupable…
— S’il est coupable, vous passerez aux yeux de l’opinion pour une sorte de chevalier blanc qui combat le mal partout où il se trouve ; un vaillant croisé qui ne recule devant aucun danger.
Un éclair de rage brille dans les yeux pâles d’Ajax, mais il s’abstient de répliquer.
— Désolé, s’excuse Frank. Je n’aurais pas dû dire cela.
— Si vous avez terminé… fait le DA en lui désignant la porte.
— On dit que vous seriez candidat au poste de gouverneur de l’État de Californie, reprend Frank après réflexion.
— Je n’ai fait aucune annonce publique.
— Dans cette hypothèse, vous pourriez avoir besoin d’appuis.
— Tenteriez-vous de me soudoyer pour que je laisse tomber cette affaire ?
— Nullement. Je me contentais de mettre au jour quelques-unes de ses ramifications.
— Docteur Nobilio, si jamais je me présente à cette élection, ce sera parce que j’ai foi dans la loi et l’ordre. Je crois qu’on n’a pas le droit de laisser des criminels en liberté. Et je pense que l’Amérique peut être fière que l’une de ses institutions demeure ce bastion de la vérité devant lequel tous les hommes sont égaux.
— Par conséquent, vous ne pouvez pas apparaître faible, commente Frank en hochant la tête. Normal. Mais je crains que vos ambitions politiques ne vous cachent le véritable enjeu de cette affaire.
— Restons-en là, conclut Ajax en levant la main. Au revoir, docteur.
— Réfléchissez bien à ce que vous faites, Mr Ajax, soupire Frank.
— C’est tout réfléchi. Mon intention est d’entamer au plus vite des poursuites contre cet assassin venu de l’espace.
Chapitre 11
Le juge Albert Dyck mesure un peu plus de deux mètres. Il traverse la salle d’audience avec des enjambées dignes d’un Tosok et gagne son fauteuil. Comme la plupart des humains présents, il a du mal à détacher son regard de Hask – il avait déjà vu les aliens à la télé, mais jamais encore en chair et en os.
— Maître Rice, attaque-t-il, que plaide votre client concernant l’accusation de meurtre au premier degré ?
Dale soulève son corps massif de sa chaise pivotante.
— Non coupable, Votre Honneur.
— Et concernant le second chef d’accusation, soit l’usage d’une arme dangereuse et mortelle ?
— Non coupable, Votre Honneur.
— Votre client a droit à une procédure rapide s’il le désire.
— Nous y renonçons, Votre Honneur.
— Bon. Combien de temps vous faut-il pour préparer votre défense ?
— Douze semaines devraient suffire, Votre Honneur.
— La date du 15 mars vous convient-elle ?
— Parfait.
— Le ministère public ?
Linda Ziegler, l’adjointe du District Attorney, se lève à son tour. À quarante et un ans, elle totalise un nombre de succès qui font d’elle un des membres les plus éminents du cabinet de Monty Ajax. La silhouette élancée, elle se distingue par des cheveux d’un noir de jais coupés très court, un nez aquilin et un menton volontaire.
— Oui, dit-elle d’un ton brusque. Cette date nous convient, Votre Honneur.
— Votre Honneur, j’aimerais maintenant aborder la question de la caution, intervient Dale.
Ziegler se relève immédiatement.
— Votre Honneur, nous nous opposons à ce que l’accusé bénéficie d’une libération sous caution. Le caractère particulièrement violent du crime…