— D’accord, soupire Frank. Combien coûte un consultant en jurys ?
— En moyenne cent cinquante dollars de l’heure. Mais pour ma part, j’ai tendance à piocher dans le haut du panier. Dans une affaire de cette importance, les frais peuvent aller de mille à vingt-cinq mille dollars.
— Je vous ai dit que je ne disposais d’aucun crédit, fait Frank en se rembrunissant.
— J’en fais mon affaire.
— Merci. Mais pour en revenir à ce que vous affirmiez tout à l’heure, n’est-il pas illégal d’opérer une discrimination sur la base de critères raciaux ou sexuels ?
— Bien sûr que si. La Cour suprême l’a bien stipulé, notamment dans l’affaire Batson. Mais si vous ne voulez pas d’un Noir dans votre jury, vous trouverez toujours un moyen pour vous en débarrasser. Par exemple, vous lui demanderez s’il a déjà eu lieu de se méfier de la police. Évidemment, il répondra que oui et hop ! le voilà renvoyé sans qu’il ait jamais été fait mention de sa race. Le fait est qu’avec un jury savamment dosé, il n’est pas difficile de faire disculper même un coupable.
— Comme OJ…
— Non ! Pas comme OJ. Nous en avons déjà parlé. Mais prenez plutôt l’affaire Lorena Bobbitt ; il ne faisait aucun doute qu’elle avait tranché le pénis de son mari. Ou encore l’affaire Powell ; là encore, il ne faisait aucun doute que les policiers avaient battu Rodney King presque à mort, puisqu’un caméscope avait filmé toute la scène.
N’empêche que dans les deux cas, des coupables avérés ont bénéficié d’un acquittement.
Frank hoche lentement la tête.
— Dans ce cas, il nous faudrait des gens intelligents, capables de suivre un exposé scientifique ?
— Rien n’est moins sûr. Lorsqu’on a à défendre un coupable – ce qui est peut-être notre cas, n’en déplaise à votre optimisme inébranlable –, il est plutôt conseillé de s’assurer un jury pas trop malin ; une brochette d’imbéciles qui ne verront pas les pièges que vous leur tendrez. Ça voudrait dire que nous sommes d’ores et déjà sur la bonne voie, les listes de jurés regorgeant de chômeurs et de gens peu instruits. Quelqu’un d’intelligent trouve toujours le moyen d’échapper à son devoir.
Dale reprend après une pause :
— Voulez-vous que je vous dise pourquoi les résultats des tests d’ADN n’ont pesé en rien sur le verdict du procès Simpson ? Parce que les experts n’étaient pas d’accord entre eux. À force d’entendre une chose d’un côté et son contraire de l’autre, le juré inculte finit par se dire, si même des experts n’y comprennent rien, comment moi y verrais-je clair ? Du coup, il ne tient aucun compte de ce type d’arguments et se détermine en fonction d’autres critères.
— Compris. De quoi avons-nous besoin, alors ? De mordus d’astronomie ?
— Ce serait bien. Mais vous pouvez compter sur le ministère public pour les éliminer.
— De fans de Star Trek ou de S-F ?
— Là encore, ce serait un peu gros. La partie adverse ne les ratera pas.
— De gens persuadés d’avoir vu un OVNI ?
— Trop risqué. On pourrait tomber sur un fou et ces gens-là sont trop imprévisibles.
— Dans ce cas, que devons-nous éviter ?
— Méfions-nous avant tout des idéologues, ces gens qui veulent à tout prix faire partie d’un jury pour influencer le verdict dans un sens ou dans l’autre. On en rencontre beaucoup dans les affaires touchant aux droits civils ou à l’avortement. Certains sont très habiles ; ils savent exactement ce qu’il faut dire ou ne pas dire pour être retenus et une fois dans la place, ils monopolisent les débats. Nous ferons de notre mieux pour nous en débarrasser pendant l’audition des jurés. Dans une affaire de ce type, nous devons faire particulièrement attention à ne pas nous coltiner des cinglés qui prendraient les extraterrestres pour l’incarnation du démon…
Alerté par un bip, le Dictrict Attorney Monty Ajax décroche son interphone.
— Le révérend Oren Brisbee demande à vous voir, monsieur. Ajax lève les yeux au ciel.
— Bien. Faites-le entrer.
La porte du bureau s’ouvre, livrant passage à un Noir d’une soixantaine d’années. Lorsqu’il incline la tête, la couronne de ses cheveux blancs semble lui dessiner une auréole.
— Mr Ajax, je vous remercie d’accepter de me recevoir.
— J’ai toujours un moment à consacrer aux piliers de notre communauté, mon révérend.
— Surtout que vous allez bientôt annoncer votre candidature au poste de gouverneur, rétorque Brisbee.
Même en tête à tête, la voix de Brisbee est toujours un poil trop forte, comme si elle devait porter jusqu’au dernier rang d’une église.
— Ma porte vous a toujours été ouverte, objecte Ajax en écartant les bras.
— Espérons qu’elle le restera, Mr Ajax… Même à Sacramento. Ajax réprime un soupir.
— Quel est l’objet de votre visite, mon révérend ?
— Le meurtre de Cletus Calhoun.
— Un drame affreux. Mais soyez sûr que justice sera faite.
— Vraiment ? reprend Brisbee d’une voix à faire trembler les vitres.
À titre préventif, Ajax pioche dans un tiroir de son bureau une boîte de pilules contre les brûlures d’estomac.
— Certes. Nous avons déjà subi des pressions de la part de la Maison-Blanche, et je me suis laissé dire que des nations étrangères étaient intervenues auprès du Président. Mais si on s’était toujours rangé à l’avis de Washington, poursuit Ajax avec un petit rire forcé, Richard Nixon aurait achevé son mandat, Bob Packwood serait toujours sénateur et personne n’aurait entendu parler d’Oliver North.
— J’admire votre intégrité, Mr Ajax. Mais aurez-vous le cran de vous y tenir jusqu’au bout ?
— Que voulez-vous dire ? interroge Ajax en plissant les yeux.
— Je veux dire, cher monsieur, que notre bel État accorde à ses citoyens le droit de faire collectivement ce qui leur est interdit à titre personnel. Je parle de la peine capitale, poursuit-il, l’index pointé vers Ajax. Aurez-vous le courage moral de la réclamer dans cette affaire ?
— On n’aurait garde d’oublier les circonstances atténuantes, mon révérend. Et si je n’ai pas l’intention de céder aux pressions politiques, je n’en suis pas moins conscient des enjeux de cette affaire.
— Voulez-vous savoir ce qui me préoccupe ? C’est qu’au cours de votre mandat, vous avez requis la peine de mort dans soixante-quatre pour cent des affaires de meurtre quand l’accusé était noir, contre vingt et un pour cent quand il était blanc.
— On ne peut s’en tenir aux seules statistiques, mon révérend. Il faut également considérer la gravité des crimes.
— Et il n’existe pas de crime plus grave que le meurtre d’un Blanc, pas vrai ? Dans les cas où un Noir était accusé d’avoir tué un Blanc, vous avez requis la peine de mort à quatre-vingt-six pour cent. Ce bon vieux Cletus Calhoun était blanc comme neige, Mr Ajax. Si c’était moi qui l’avais saigné comme un porc, vous feriez en sorte de m’envoyer griller sur la chaise électrique.