— Kelkad, intervient une journaliste de CNN, si Hask est condamné, votre peuple le punira-t-il également ?
Kelkad continue d’avancer à travers la cohue.
— Évidemment, nous mènerions alors notre propre enquête.
— Qu’avez-vous fait jusqu’ici concernant ce meurtre ? lance une journaliste de CBC.
Kelkad marque une pause, comme s’il hésitait à répondre.
— Je ne vois aucune raison de vous le cacher : j’ai fait un rapport complet à ma planète par radio. Je leur avais déjà annoncé que nous avions trouvé une forme de vie intelligente sur Terre. Par la suite, j’ai complété mon rapport en les informant de ce qu’un membre de notre équipe avait été arrêté et risquait d’être exécuté pour un crime qu’il niait avoir commis.
— Dans combien de temps espérez-vous une réponse ? interroge un type de CBS.
Le toupet de Kelkad s’agite de façon désordonnée, comme s’il avait du mal à croire qu’une personne censée rendre compte de cette affaire ignore les vérités scientifiques les plus élémentaires.
— Alpha du Centaure A se trouve à 4,3 années-lumière d’ici. Par conséquent, il faut compter 4,3 années terrestres pour que mon rapport atteigne sa destination et autant pour que la réponse nous parvienne. C’est évident.
Un homme à l’accent européen se faufile au premier rang de la foule :
— Il y a plus de deux siècles que vous avez quitté votre planète. À votre avis, quel type de réponse allez-vous obtenir ?
Le capitaine réfléchit durant de longues secondes. Enfin, son toupet se partage en deux – l’équivalent tosok d’un haussement d’épaules, comme le public a déjà eu l’occasion de l’apprendre.
— Je n’en ai aucune idée, avoue-t-il.
Chapitre 13
La phase dite d’investigation de la cause consiste pour chacune des deux parties à soumettre à l’examen et à l’acceptation de l’autre les pièces et témoins qu’elle entend présenter à l’audience. À l’issue de la dernière séance, c’est un Dale Rice exténué que nous voyons s’abîmer dans son fauteuil de cuir en massant l’arête brisée de son nez pour combattre un début de migraine. Quelques secondes plus tard, il décroche son téléphone, sélectionne une ligne et compose le numéro du portable de Frank.
À l’instant où il franchit le seuil du bureau de Dale Rice, Frank sent son moral chanceler. Jamais le vieil avocat ne lui avait paru si contrarié. D’ordinaire, Dale présente un visage étonnamment lisse pour un homme de son âge, mais ce jour-là, son front est creusé de rides profondes.
— Que se passe-t-il ? le questionne Frank en prenant place dans son fauteuil habituel.
— Je crois que Hask a vraiment tué Calhoun. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Je n’arrive pas à le croire.
— En termes polis, votre opinion importe peu – pas plus que la mienne, d’ailleurs. La seule chose qui importe, c’est ce que va penser le jury.
Frank se sent l’estomac barbouillé.
— Que faire dans ce cas ?
— Eh bien, le DA va requérir une condamnation pour meurtre au premier degré, c’est-à-dire avec préméditation. Notre cher alien pourrait peut-être avouer un meurtre au second degré.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’il a effectivement tué le docteur Calhoun, mais sans l’avoir prémédité. Une dispute qui aurait mal tourné, quelque chose dans ce genre. Mais même une condamnation pour meurtre au second degré entraîne une peine de quinze ans de prison.
— Non, fait Frank en secouant la tête. On ne peut pas accepter ça.
— Ou bien, on essaie d’obtenir du DA qu’il se contente d’un homicide involontaire : il y a bien eu meurtre, mais l’intention n’y était pas. Calhoun est mort d’avoir eu la jambe sectionnée. Mettons que Hask n’avait pas prévu que cela lui serait fatal. Il y a bien eu crime, puisque Calhoun est mort, mais pas meurtre.
— Mais Hask irait quand même en prison.
— C’est probable.
— Il n’y a pas d’autre option ?
— Pour que Hask reste libre, je ne vois que deux solutions. D’abord, la légitime défense. Mais pour être légale, celle-ci doit répondre à une menace de nature à entraîner la mort. Il faudrait que l’attitude de Calhoun ait amené Hask à craindre pour sa vie.
— Je vois mal Cletus Calhoun menacer un alien.
— Ne soyez pas si catégorique, Frank. Mettons que Calhoun ait voulu, je ne sais pas, lui donner une tape amicale dans le dos. Or, un coup porté à cet endroit peut s’avérer fatal pour un Tosok. Se sentant en danger, Hask aurait alors fait usage de la force pour se défendre.
— Ça semble peu plausible. Dans ce cas, pourquoi ne l’aurait-il pas dit ?
— Je l’ignore.
— Vous évoquiez une autre stratégie de défense.
— Oui, acquiesce Dale. Plaider la folie.
— La folie ? répète Frank comme si c’était la première fois qu’il entendait ce mot.
— Exact. Il faudrait démontrer que Hask était en état de démence au moment des faits.
— Vous pourriez faire ça ?
— Je ne sais pas. D’après nos critères humains, il se pourrait que tous les Tosoks soient dingues. Mais à supposer qu’il soit coupable et qu’il n’ait pas agi en état de légitime défense, c’est la seule chance que nous ayons de le tirer de là.
— Ça me paraît intéressant.
— Certes. Mais cette ligne de défense n’est adoptée que dans moins d’un pour cent des affaires criminelles. Et parmi celles-ci, seulement quinze pour cent concernent des meurtres. La défense n’obtient alors l’acquittement que dans un cas sur quatre.
— Donc, ce n’est pas gagné d’avance ?
— Non, quoi qu’en disent les médias. Chez quatre-vingt-neuf pour cent des personnes ainsi acquittées, on a diagnostiqué un important retard mental ou une affection grave – la schizophrénie, par exemple. D’ailleurs, quatre-vingt-deux pour cent d’entre elles avaient déjà été internées au moins une fois pour raisons psychiatriques.
— Une minute… Vous avez bien dit « retard mental » ? Dale opine d’un air grave.
— Ce terme a-t-il une définition juridique ?
— Sans doute que oui. Je peux demander à ma secrétaire de vérifier.
— Parce que si c’est une question de QI, on reproche assez aux tests qui servent à calculer celui-ci de ne pas tenir compte des différences culturelles. Si Hask obtenait de mauvais résultats, il passerait sûrement pour un attardé mental.
— Vous voudriez faire avaler ça à un jury ? Tout le monde a pu le voir aux commandes de son module, sans parler de la facilité avec laquelle il a appris notre langue. Non, c’est exclu. Reste la folie. Le problème, c’est qu’une personne acquittée sur ce critère n’est pas libre pour autant. Presque automatiquement, elle est alors internée dans un établissement spécialisé. Vous vous rappelez le procès de Jeffrey Dahmer ? Il avait invoqué la folie, tout comme John Wayne Gacy et l’étrangleur de la colline. Tous les trois ont échoué. Mais même s’ils avaient réussi, je peux vous garantir qu’ils auraient été enfermés à vie. Car, voyez-vous, dès lors que vous avez été déclaré fou, le problème ne se pose plus dans les mêmes termes. Ce n’est plus à l’État d’apporter la preuve de votre culpabilité, mais à vous de démontrer que vous êtes sain d’esprit.
— Et si on plaidait le coup de folie ?
— C’est une possibilité. Certaines caractéristiques de l’environnement terrestre – la pollution, le pollen ou les acariens – pourraient lui avoir fait perdre momentanément la tête. Le problème, c’est qu’il faudrait d’abord qu’il avoue, ce qu’il refuse toujours de faire.