— Ce qui est sûr, reprend Frank, c’est qu’on ne peut pas laisser enfermer Hask comme un vulgaire malade mental.
— Bien sûr que non. Cela veut dire que si on n’arrive pas à prouver qu’il a agi sur un coup de folie, il faudra démontrer qu’il est dingue mais encore que les psychiatres humains ne sont pas compétents pour le soigner… Autrement dit, il serait trop dingue pour eux mais, en même temps, il ne représenterait aucune menace pour la société et n’aurait pas besoin d’être enfermé.
— Vous croyez que c’est jouable ?
— C’est un point qu’il va falloir trancher. Pour décider si une personne est saine d’esprit, on se base généralement sur sa capacité à distinguer le bien du mal. Si elle a pris des dispositions pour éviter d’être punie – en dissimulant le corps, par exemple –, c’est qu’elle est consciente d’avoir mal agi et par conséquent qu’elle n’est pas folle.
Ici, Dale marque un temps de réflexion.
— Dans le cas qui nous occupe, le corps était on ne peut plus visible. C’est peut-être le signe qu’il y a quelque chose à creuser de ce côté-là…
Un peu plus tard, Dale et Frank débarquent dans la chambre de Hask au Valcour Hall en compagnie du docteur Lloyd Penney, un psychiatre dont Frank a déjà sollicité l’avis à plusieurs reprises par le passé. Hask les reçoit assis au bord de son lit, le dos soutenu par son second bras. De sa main ventrale, il tient un morceau du disque qui a été cassé la nuit de son arrestation.
— Salut, Hask, lance Frank. Je te présente le docteur Penney. Il aimerait te poser quelques questions.
Le docteur Penney approche de la quarantaine, quoique ses cheveux châtains bouclés et sa chemise hawaïenne le fassent paraître plus jeune.
— Bonjour, Hask, dit-il.
— Enchanté.
Dale s’assoit à son tour au bord du lit. Le matelas a été creusé de façon à accueillir le bras postérieur de Hask quand celui-ci y est étendu. Frank s’adosse au mur tandis que Penney prend place sur l’unique chaise classique de la pièce.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il, désignant la moitié de disque que tient Hask.
— Un lostartd, répond Hask sans relever la tête. C’est une forme d’œuvre d’art.
— C’est vous qui l’avez fait ?
Hask incline son toupet vers l’arrière en signe de dénégation.
— Non. Il a été fait par Seltar, ma coéquipière qui est morte au cours de notre vol vers la Terre. Je l’ai gardé en souvenir d’elle. Elle était mon amie.
— Pourrais-je le voir ? reprend Penney en tendant la main.
Hask ayant accédé à sa demande, Penney examine l’objet. L’illustration, bien que très stylisée, semble figurer un paysage extraterrestre. L’autre moitié est posée sur le bureau de Hask. Penney fait signe à Frank de la lui passer. En joignant les deux morceaux, il découvre alors l’image d’un monde éclairé par deux soleils, un grand jaune et un orange plus petit.
— Il s’est cassé net, remarque-t-il. On doit pouvoir le réparer. Frank jubile intérieurement. Aux yeux d’un psy, le fait de conserver une œuvre d’art brisée traduit sûrement quelque névrose.
— Bien sûr qu’on peut le réparer, réplique Hask. Mais pour ça, j’aurais besoin d’une colle spéciale qui est restée à bord du vaisseau mère, et le régime de la liberté sous caution ne m’autorise pas à m’y rendre.
— Ici aussi on a des colles puissantes, intervient Frank. Quelques gouttes de Super Glu devraient suffire.
— Super Glu ? répète Hask.
Quand elle n’est pas relayée par le traducteur, sa voix semble triste, presque éteinte.
— Du cyanoacrylate, explique Frank. Ça colle presque tout. J’irai t’en acheter un tube aujourd’hui.
— Merci.
Le docteur Penney repose les deux moitiés du lostartd sur le bureau.
— Dale et Frank m’ont fait venir pour que je vous pose quelques questions, Hask.
— Je vous écoute.
— Hask, connaissez-vous la différence entre le bien et le mal ?
— Ce sont deux opposés, répond Hask.
— Qu’est-ce qui est bien ?
— Ce qui est correct.
— Ainsi, deux plus deux égale quatre, c’est bien ?
— Oui, dans tous les systèmes de calcul, sauf en base trois et quatre.
— Et selon le système décimal, deux plus deux égale cinq, c’est mal ?
— Oui.
— Les mots « bien » et « mal » ont-ils une autre signification pour vous ?
— Un bien est une forme de possession matérielle.
— Certes, certes… Mais ces termes ne désignent-ils pas aussi des notions abstraites ?
— Pas que je sache.
Penney jette un rapide coup d’œil à Dale, puis il se retourne vers Hask :
— Et les termes « bon » et « mauvais » ?
— On dit d’un aliment agréable au goût qu’il est bon et d’une nourriture avariée qu’elle est mauvaise.
— Et que faites-vous des concepts de moralité et d’immoralité ?
— Ils semblent liés aux religions humaines.
— Pas à la vôtre ?
— Les Tosoks croient à la prédestination. Nous agissons selon la volonté de Dieu.
— Vous croyez à un dieu unique ?
— Nous croyons à l’être unique qui est notre mère à tous.
— Ce « Dieu »… Est-elle bonne ?
— En tout cas, Elle n’est pas avariée.
— Vous n’allez jamais à l’encontre de la volonté de votre dieu ?
— Pas votre dieu : Dieu.
— Pardon ?
— Il est défendu d’accoler un possessif au nom de Dieu.
— Désolé. Ainsi, vous n’allez jamais à l’encontre de sa volonté ?
— Par définition, ce serait impossible.
— Y a-t-il un diable dans votre religion ? Ici, le traducteur de Hask émet un bip.
— Un… diable ? Ce mot m’est inconnu.
— Un certain nombre de religions humaines prônent l’existence d’un être infiniment bon, appelé Dieu, et d’un adversaire qui tente de contrecarrer ses desseins, lui explique Frank, toujours adossé au mur. C’est ce dernier qu’on appelle diable.
— Dieu est toute-puissante, objecte Hask. Rien ne peut contrecarrer Ses desseins.
— Dans ce cas, le comportement individuel ne peut s’inscrire dans un continuum ? interroge le psychiatre.
— Ce concept m’est déjà apparu à maintes reprises lors de mes contacts avec les humains. L’idée qu’il existe deux extrêmes opposés, ou que chaque problème comporte deux « faces » -j’emploie ce terme dans un sens inconnu des Tosoks, précise Hask en agitant son toupet. Ce système de pensée m’est totalement étranger. Je suppose qu’il découle de la symétrie gauche-droite qui régit votre corps. Vous possédez deux mains, la gauche et la droite, et bien que chacun d’entre vous manifeste une préférence pour l’une ou l’autre – Frank, j’ai remarqué que tu utilisais plutôt la droite, alors que Dale privilégie la gauche –, dans l’ensemble, vous semblez les considérer comme égales. En ce qui nous concerne, notre main ventrale est beaucoup plus puissante que l’autre. Le concept d’« équité »- encore un mot difficile à traduire dans notre langue – nous est inconnu. Une perspective prévaut toujours sur l’autre ; le devant prime toujours sur l’arrière. Celui des deux aspects qui a l’avantage du poids ou de la force est du côté de Dieu et c’est toujours lui qui l’emporte.
Frank réprime un sourire. Clete aurait adoré ce type d’explications, basées sur l’observation des faits biologiques.
— Permettez que je vous pose quelques questions de pure théorie, reprend Penney. Est-ce qu’il est bien de voler ?