— Si j’ai commis un vol, Dieu l’a forcément vu. Si Elle n’a rien fait pour m’arrêter, c’est qu’il m’était permis de voler.
— Est-il bien de tuer ?
— Il est clair que si telle était Sa volonté, Dieu pourrait empêcher n’importe quel crime d’être commis. Si Elle ne le fait pas, c’est que le meurtrier est en fait son instrument.
— Y a-t-il des actes que vous considérez comme inacceptables ? s’enquiert Penney d’un air vaguement interloqué.
— Pourriez-vous définir ce terme ?
— Des actes qu’on ne peut tolérer, qui heurtent le sens commun.
— Non.
— Auriez-vous le droit de tuer quelqu’un qui aurait lui-même tenté de vous tuer ?
— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.
— De tuer quelqu’un qui aurait tenté de vous voler ?
— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.
— Et tuer quelqu’un parce qu’il vous aurait raconté une blague que vous connaissiez déjà ?
— Si cela arrivait, c’est que j’en aurais le droit.
— Dans notre culture, la folie se définit comme l’incapacité à distinguer ce qui est moral de ce qui est immoral.
— La notion d’immoralité n’existe pas pour nous.
— Donc, d’après nos critères humains, vous seriez fou ?
Hask s’accorde un long temps de réflexion, puis sa réponse tombe comme un couperet :
— Indubitablement, oui.
Après avoir quitté la résidence, Frank, Dale et le docteur Penney traversent tranquillement le campus jusqu’à la statue de Tommy Trojan puis coupent à travers Alumni Park sous un ciel menaçant.
— Personne ne voudra croire qu’il est fou, pas vrai ? demande Frank.
Au même moment, un groupe d’étudiants croise leur route. Penney attend qu’ils se soient éloignés pour répondre :
— J’en ai peur. Hask a un mode de pensée différent du nôtre, mais ce n’est pas pour autant qu’il paraît dérangé. La plupart des jurés assimilent la folie à un défaut de logique. Or, Hask est tout à fait cohérent dans ses croyances. Désolé, Dale, achève-t-il avec un haussement d’épaules.
— Et la légitime défense ? poursuit Frank.
— Pour qu’on puisse élaborer une défense allant dans ce sens, il faudrait d’abord que Hask ait avoué, répond Dale.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Dale ne répond pas tout de suite car d’autres étudiants (plus un vieux croûton qui a tout l’air d’un prof) se trouvent à proximité.
— S’il persiste à plaider innocent, il faudra prouver qu’il existe un doute sérieux sur sa culpabilité. Et pour ça, il faudra démonter chaque point du dossier de l’accusation.
— Comme pour le procès Simpson ?
— En quelque sorte, oui.
— Et si on ne nous en laisse pas la possibilité ? insiste Frank.
Dale regarde tour à tour ses deux compagnons, puis il laisse tomber :
— Alors, on sera dans de sales draps. Je peux vous dire que l’accusation a un dossier en béton.
Chapitre 14
Quand Linda Ziegler franchit le seuil de Valcour Hall, cet après-midi-là, ce n’est certes pas dans l’intention de revoir le lieu du crime ni de s’entretenir avec l’un des Tosoks. Elle se rend directement à la chambre de Packwood Smathers et frappe à la porte. Une voix s’élève à l’intérieur, lui criant d’entrer.
— Bonjour, docteur Smathers, dit-elle en poussant la porte. Je suis Linda Ziegler, l’adjointe du DA de ce comté.
Occupé à travailler sur un bureau fixé au mur, Smathers fronce subitement ses sourcils blancs et broussailleux.
— J’exige la présence d’un avocat.
Ziegler lui adresse son sourire le plus cordial.
— Docteur Smathers, aucun soupçon ne pèse sur vous. J’ai cru comprendre que la police s’était montrée désagréable avec vous et je tenais à m’en excuser au nom de… Eh bien, au nom de l’ensemble de mes concitoyens, puisque vous êtes notre hôte. En fait, je suis venue solliciter votre aide.
— Mon aide ? répète Smathers, dubitatif.
— Oui. Nous butons sur un problème touchant à… la « physiologie » tosok, pourrait-on dire. On m’a dit que vous étiez le plus compétent en ce domaine.
Comme la plupart des arrogants, Smathers affiche un air plein de modestie dès lors qu’on chante ses louanges.
— Ma foi, pour autant qu’on peut l’être. Il y a encore peu de temps, mes recherches étaient purement théoriques. Mais quoi qu’ait pu dire Calhoun à la télé, je n’ai encore rien vu chez les Tosoks qui infirme mes théories sur le fond.
Ziegler traverse la pièce et s’assoit sur la seconde chaise. Si le lit est un vrai fouillis, la chambre est globalement en ordre.
— Veuillez pardonner mon ignorance, professeur, mais quelles sont vos théories ?
Smathers semble se dégeler un peu.
— C’est que toutes les formes de vie, et ce, d’où qu’elles proviennent, adhèrent à certains principes mécaniques quant à leur organisation physique.
— Leur organisation physique ?
— Prenez nos amis tosoks, qui sont des vertébrés. À la base, leur corps est constitué d’un tube creux avec une structure interne très semblable à la nôtre. Je ne sais pas si vous êtes au courant, reprend Smathers après une pause, mais les Tosoks n’aiment pas qu’on évoque l’intérieur du corps ; c’est pour eux un sujet tabou, un peu comme la nudité pour nous. Tout le monde trouve normal de se montrer nu devant son médecin mais dans un autre contexte, la nudité prend un tout autre sens. Les Tosoks refusent de nous divulguer leurs ouvrages médicaux, de même qu’ils répugnent à regarder les nôtres. Stant – leur spécialiste en biologie – semble carrément gêné par ma curiosité à leur égard.
D’un signe de la tête, Ziegler l’encourage à poursuivre.
— Toutefois, je puis dire que les Tosoks diffèrent des vertébrés terrestres sur plusieurs points essentiels. Ainsi, nos organes vont seuls ou par paires : un cœur, un foie, une rate, un estomac mais deux poumons, deux reins, deux yeux, deux bras, deux jambes, etc. De fait, nous sommes des animaux à symétrie bilatérale. Les Tosoks, en revanche, ont une symétrie quadrilatérale. Leurs organes vont seuls ou par groupe de quatre. Stant a au moins admis cela.
— Pourtant, objecte Ziegler, ils ont deux bras, deux jambes et deux paires d’yeux.
— C’est ce que pourrait faire croire un examen superficiel, acquiesce Smathers. Quand on a devant les yeux le résultat de plusieurs millions d’années d’évolution, il est difficile d’en percevoir la structure sous-jacente. Mais si nous pouvions voir une créature primitive d’Alpha du Centaure, il est à parier qu’elle se présenterait ainsi…
Saisissant un bloc de papier ligné sur son bureau, il trace au centre de la page un grand cercle autour duquel se pressent quatre cercles plus petits, comme s’il voulait représenter une table de café entourée de quatre chaises.
— Voici à quoi elle ressemblerait vue du dessus, précise-t-il. Le cercle au milieu figure le torse de l’animal et les quatre autres, la coupe transversale d’un membre. J’ai de bonnes raisons de croire que chez les formes de vie les plus anciennes, les quatre membres étaient indifférenciés et servaient tous à la locomotion – sous l’apparence de flagelles ou de pattes, selon le milieu dans lequel évoluait la créature. Mettons qu’on les appelle nord, est, sud et ouest.
Il inscrit les lettres N, E, S et O auprès des petits cercles.
— Comme vous le savez, reprend-il, les Tosoks ont deux bras : un antérieur, un peu semblable à une trompe, et un postérieur, plus mince, placé dans un endroit où on s’attendrait plutôt à voir une queue. Ils ont également deux jambes de part et d’autre du corps. Au cours de l’évolution, il apparaît que les membres est et ouest sont devenus des organes locomoteurs tandis que les membres nord et sud, en se raccourcissant, ont acquis et développé la faculté de préhension. De même, la tête des Tosoks présente quatre orifices : deux servant à la respiration et deux, situés juste au-dessus des bras, pour l’ingestion des aliments.