— Et les yeux ?
— Je suppose qu’à l’origine, ils étaient répartis sur tout le périmètre crânien. Mais au fil du temps, ils se sont déplacés pour former deux paires, dotées chacune de la vision stéréoscopique.
— Je vois que vous connaissez bien la physiologie des Tosoks, constate Ziegler, impressionnée.
— Autant qu’il est possible sans avoir observé leur structure interne.
— Et comment fait-on pour les tuer ?
— Je… je vous demande pardon ? balbutie Smathers.
— Si Hask est reconnu coupable, nous comptons requérir la peine de mort. Par conséquent, il va falloir trouver un moyen de l’exécuter.
— Oh !
— Alors ? Comment fait-on pour tuer un Tosok ?
— Euh… C’est une bonne question.
— Eux n’ont pas eu de mal à tuer l’un des nôtres, remarque Ziegler d’un ton acerbe.
— Eh bien… La peine de mort n’existe pas au Canada. Aussi, je ne suis pas sûr d’être le mieux qualifié…
— D’après mes sources, nul n’est plus qualifié que vous pour répondre à cette question. L’État de Californie vous dédommagera de cette lourde tâche qui vous incombe, professeur. Mais il est impératif que nous sachions par quel moyen on peut tuer un Tosok. Dites-vous que vous faites ça dans l’intérêt de la science, ajoute-t-elle avec un grand sourire.
Smathers gratte sa barbiche neigeuse d’un air pensif.
— Eh bien, on peut tuer à peu près n’importe quelle créature en la privant d’oxygène.
— La mort devra être rapide et indolore, objecte Ziegler. N’oubliez pas que la Constitution proscrit les « châtiments cruels et inusités ». Évitons également les procédés par trop sanglants qui révulseraient l’opinion publique.
— Ça risque de compliquer la tâche, reprend Smathers après un temps de réflexion. Il n’est pas question de le pendre, puisque les Tosoks n’ont pas de cou – les yeux qu’ils ont derrière la tête rendent celui-ci inutile. Et le recours à la chambre à gaz ou à une injection létale nécessite une connaissance approfondie de leurs mécanismes physiologiques. Je puis vous suggérer toutes sortes de poisons, mais je ne puis vous assurer que leur action sera rapide et indolore.
— Et l’électrocution ?
— Ça pourrait marcher. Mais là encore, je ne garantis pas l’effet sur un Tosok.
— Eh bien, il vous reste à inventer un moyen.
— Franchement, Miss Ziegler…
— Bien entendu, nous veillerions à ce que le corps vous soit remis après l’exécution. Pour vous, ce serait l’occasion d’étudier de près l’anatomie d’un extraterrestre… Une occasion unique.
Durant de longues minutes, l’expression de Smathers témoigne du combat qu’il se livre à lui-même. Enfin, il déclare :
— Comme vous le savez, nous ne disposons d’aucun prélèvement ni d’aucune radio, les Tosoks faisant preuve d’une grande réticence à l’idée de se laisser examiner. Cela ne va pas me faciliter le travail.
Il marque un nouveau temps d’arrêt avant de poursuivre :
— Vous pouvez compter sur moi, Miss Ziegler. Je trouverai un moyen.
Puis il secoue alors la tête et reste un long moment silencieux.
— Seulement, achève-t-il dans un murmure, je ne suis pas sûr de pouvoir encore me regarder dans la glace après ça.
Chapitre 15
Dale et Frank se sont donné rendez-vous au restaurant pour déjeuner – Dale d’un sandwich club accompagné de frites et d’une salade Caesar, Frank d’un blanc de poulet grillé et d’une salade avec sauce allégée.
— La présence de sang tosok sur le lieu du crime ne constitue-t-elle pas un problème ? demande Frank après avoir avalé un morceau de radicchio.
— Pourquoi ?
— À supposer que les Tosoks aient quelque chose de comparable à l’ADN, la partie adverse pourrait faire établir que ce sang appartient à Hask.
— Pour ça, il faudrait encore qu’elle dispose d’échantillons de sang des autres Tosoks afin de les comparer.
— J’imagine que maître Ziegler va les citer comme témoins.
— Si elle fait ça, réplique Dale avec un sourire menaçant, je lui tombe sur le râble.
— Pourquoi ça ?
L’avocat mord dans son sandwich et boit une gorgée de Pepsi avant de répondre.
— Vous savez où et quand on a commencé à utiliser les tests d’ADN ? C’était à Leicester, en Angleterre. En 1983, on a retrouvé là-bas le corps d’une gamine de quinze ans, violée et étranglée. À l’époque, la police n’avait pas trouvé un seul suspect. Mais trois ans plus tard, en 1986, une autre fille de quinze ans a été tuée dans les mêmes circonstances. Cette fois, la police a arrêté un type du nom de, comment était-ce, déjà ? Buckley ? Buckland ? Un truc dans ce genre. Il a avoué le second meurtre, mais pas celui qui avait eu lieu trois ans plus tôt. Par hasard, un généticien travaillant à l’université de Leicester avait été sous les feux de l’actualité quelque temps auparavant pour avoir mis au point une technique de détection des marqueurs génétiques d’une maladie. Il avait donné à sa découverte le nom de restriction fragment-lenght polymorphism – la fameuse RFLP dont il a tant été question au cours du procès Simpson. Incidemment, ce test permettait de distinguer l’ADN de personnes différentes, aussi les flics ont-ils fait appel à lui. Ils lui ont dit, on tient le mec qui a tué une des filles mais on voudrait prouver qu’il a tué l’autre aussi. Si on vous fournit des échantillons prélevés sur les deux cadavres, pourrez-vous démontrer que l’ADN qu’ils contiennent provient bien du même homme ? Le savant – Jeffreys, il s’appelait – a répondu : pas de problème, envoyez-moi ça.
Frank lui fait signe de poursuivre tout en buvant son café.
— Vous savez quoi ? Jeffreys a prouvé que les échantillons de sperme provenaient bien du même homme, mais que cet homme n’était pas celui qui avait avoué ! Les flics étaient furieux, mais ils ont dû relâcher Buckland. Après ça, comment attraper le vrai assassin ? Eh bien, tous les hommes de la région entre dix-sept et trente-quatre ans ont été priés avec une courtoisie toute britannique de se soumettre à une prise de sang, afin qu’on puisse les « écarter » de l’enquête. Quatre mille hommes ont répondu à l’appel mais l’assassin n’était pas parmi eux. Puis on a fini par découvrir qu’un collègue d’un certain Colin Pitchfork s’était soumis au test à sa place. La police a alors prélevé un échantillon du sang de Pitchfork et, bien sûr, c’était lui l’assassin. C’était la première fois qu’on se servait des empreintes génétiques pour résoudre une affaire criminelle.
— C’est fabuleux ! s’exclame Frank.
— C’est ignoble, oui, rétorque Dale. Vous imaginez ? Toute une population masculine qui se trouve incriminée du seul fait de son appartenance à une classe d’âge. Bien sûr, on ne les a pas forcés à donner leur sang, mais l’idée s’est répandue comme une traînée de poudre que quiconque refuserait de se soumettre au test apparaîtrait suspect.
Une violation flagrante des droits civils. D’un coup, ces gens se sont vus obligés de prouver qu’ils n’étaient pas coupables, au mépris de la présomption d’innocence. Si un flic venait me trouver et me disait : vous êtes noir ; or, nous pensons que notre assassin est un Noir, alors prouvez-nous que ce n’est pas vous, je le ferais virer de la police. Ce serait pareil si on demandait aux Tosoks de se soumettre à un test sanguin : vous appartenez à un groupe précis, alors prouvez-nous que vous êtes innocents. Non, je suis certain qu’on peut empêcher cela.