Enfin, c’est au tour de Dale de parler. Il se lève avec lenteur et va se placer devant le box des jurés, frôlant au passage la table de l’accusation.
— Mesdames et messieurs, commence-t-il, comme vous vous en souvenez peut-être, mon nom est Dale Rice et je représente ici l’accusé, Hask. Maître Michiko Katayama m’assistera dans cette tâche. Je suppose que tout le monde ici a vu Perry Mason. Aussi, je ne voudrais pas que vous ayez une vision trop farfelue du travail d’un avocat. Vous vous rappelez comme ce bon vieux Perry avait coutume d’asticoter les témoins jusqu’à ce que l’un d’eux passe aux aveux ? Eh bien, il y a peu de chances que cela se produise au cours de ce procès. Mon client est accusé de meurtre mais comme va vous le dire Mme le juge, cela n’est en rien une preuve de culpabilité. Mon client a plaidé non coupable. Vous devez comprendre que rien – absolument rien -ne l’oblige à apporter la preuve de son innocence. De même, aucune obligation n’est faite à la défense de fournir une explication de rechange à la mort de Cletus Calhoun. Il est bien naturel que vous vous demandiez : « Mais alors, qui est le coupable ? » Mais en l’absence de preuves, vous ne sauriez fonder votre verdict sur cette interrogation. S’il subsistait le moindre doute dans votre esprit quant à la culpabilité de mon client, vous auriez le devoir de l’acquitter, le meurtre de Cletus Calhoun dût-il ne jamais être élucidé. Oui, le meurtre en question fut particulièrement barbare. Oui, tout le monde souhaite que le coupable paie. Votre position est délicate, en cela que la seule personne que vous ayez le pouvoir de faire payer se trouve être mon client. C’est pourquoi je vous invite à faire montre de prudence et de modération. Assurez-vous qu’un désir légitime de justice, joint à l’absence d’un autre suspect que mon client, ne vous entraîne pas à condamner celui-ci sans que sa culpabilité ait été clairement établie. Cette affaire présente une autre singularité : s’il s’avère que Hask n’a pas commis ce meurtre, le coupable se trouve peut-être parmi ses six compagnons. Il vous appartient de veiller à ce qu’un Tosok ne soit pas puni à la place d’un autre, comme vous auriez à cœur de le faire pour un être humain. Des arguments du genre : « Puisque c’est l’un d’eux qui l’a fait, il faut qu’il y en ait un qui paie » ne devront pas avoir droit de cité au moment des délibérations. Chaque Tosok est un individu à part entière. Aussi, avant de lui imputer ce meurtre, demandez-vous si vous êtes bien certains de la culpabilité de ce Tosok-là, autrement dit mon client, Hask.
Chapitre 17
Les déclarations d’ouverture ayant occupé toute la première journée du procès, c’est seulement le lendemain matin à dix heures que commencent les auditions.
— L’État de Californie contre Hask, annonce le juge Pringle en prenant place sur l’estrade. L’accusé est présent, de même que ses avocats, maîtres Rice et Katayama. L’État est représenté par maîtres Ziegler et Diamond. Le jury est présent. Le ministère public est-il prêt ?
— Oui, Votre Honneur.
— Bien. Vous pouvez appeler le premier témoin.
— Merci, Votre Honneur.
Ziegler se lève et vient se placer derrière le pupitre, obligeant la caméra de Court TV à un panoramique pour ne pas la perdre de vue.
— Le ministère public appelle le docteur Anne Flemingdon à la barre.
Le docteur Flemingdon est une femme d’une quarantaine d’années à l’air énergique et à la forte carrure, sobrement vêtue d’un ensemble pantalon marine et d’un chemisier vert pâle, et qui ne fait pas mystère des mèches grises qui se mêlent à ses cheveux coupés très court.
Après avoir franchi la petite barrière en bois qui sépare le public de la Cour, le docteur Flemingdon vient se planter devant le greffier et lève la main droite avant même qu’il le lui ait demandé.
— Jurez-vous devant Dieu de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? déclame le greffier avec un léger accent hispanique.
— Je le jure, déclare le témoin d’une voix forte.
— Veuillez prendre place à la barre puis décliner et épeler vos nom et prénom afin qu’ils soient consignés dans le compte-rendu, poursuit le greffier.
— Docteur Anne Flemingdon. A-N-N-E Flemingdon : FL-E-M-I-N-G-D comme David, ON.
— Merci.
— Docteur Flemingdon, attaque Ziegler en levant les yeux de ses notes, êtes-vous habilitée à exercer la médecine dans l’État de Californie ?
— Oui.
— Pour qui travaillez-vous à l’heure actuelle ?
— Le comté de Los Angeles.
— À quel titre ?
— Comme médecin légiste en chef et coroner.
— Est-ce vous qui avez procédé à l’examen du corps de feu Cletus Robert Calhoun ?
— En effet.
— Où cet examen a-t-il eu lieu ?
— J’ai effectué un premier examen sur les lieux du crime, à Valcour Hall – une résidence du campus de l’USC –, suivi d’une autopsie complète après que le corps eut été transporté à mon laboratoire.
— Votre Honneur, je souhaite faire enregistrer les pièces 1 à 25 du ministère public, soit les photos du corps prises sur le lieu du crime.
— Maître Rice ? interroge Pringle.
— Votre Honneur, soupire Dale, nous maintenons notre objection.
— Objection rejetée.
On apporte alors trois chevalets sur lesquels sont fixés des agrandissements de photos en couleurs. Comme le docteur Flemingdon quitte la barre pour s’en approcher, le technicien de Court TV manœuvre sa caméra de façon à la cadrer sans que les photos apparaissent à l’écran.
Voyant Hask baisser les yeux vers la table, Dale dirige son attention vers les autres Tosoks. Eux aussi ont détourné leurs regards des photos, même si l’un d’eux – Ged, semble-t-il – y jette parfois un œil à la dérobée.
— Docteur Flemingdon, reprend Ziegler, pourriez-vous nous décrire les causes de la mort ?
— Assurément, acquiesce le témoin en tirant une baguette laser de la poche de sa veste. La mort est due à un choc hémorragique sévère. Le docteur Calhoun a subi une exsanguination quasi totale ; en d’autres termes, il s’est presque entièrement vidé de son sang. Comme le montre le cliché numéro quatre (le faisceau rouge vif de sa baguette danse sur la photo parmi les taches de sang pourpre), la jambe droite a été sectionnée au niveau de la cuisse. Les vaisseaux sanguins, y compris l’artère fémorale qui distribue le sang à toute la jambe, ont été tranchés net. Le coup ayant été porté en diagonale, l’incision était d’autant plus large. C’est par là que s’est écoulée la plus grande partie du sang.
— « Écoulée » ? répète Ziegler en levant les sourcils. J’imagine que ça a dû être plus spectaculaire que ça ?
— En effet. Jusqu’à ce que la victime succombe à l’hémorragie, le sang devait jaillir à gros bouillons sous l’effet des pulsations cardiaques.