Dale secoue la tête en regardant son assistante. Sait-on jamais : cette scène digne de Sam Peckinpah pourrait plonger le jury dans un état d’hébétude tel qu’il se retrouverait incapable de réclamer vengeance.
— Comment cette incision a-t-elle été pratiquée ? demande Ziegler.
— Elle part du haut de la cuisse droite, juste au-dessous de l’aine, et se poursuit jusqu’à la face interne de la cuisse suivant un angle d’environ quarante-trois degrés.
— En réalité, ma question portait sur le type d’instrument qui avait servi à pratiquer cette incision.
Dale lève les yeux au ciel. Le docteur avait foutrement bien compris – les deux femmes ont certainement répété leur numéro au préalable, mais leur but est de faire croire aux jurés qu’il est improvisé.
— Il est difficile de répondre. On peut obtenir une coupure aussi nette avec un scalpel, seulement le docteur Calhoun portait un pantalon en toile de jean – un Levi’s, pour être précise.
Quelques jurés sourient : comment imaginer Cletus autrement qu’en jean ?
— L’instrument a traversé le tissu, la peau, les muscles, l’artère et le fémur, c’est-à-dire l’os de la cuisse, comme l’aurait fait une scie. D’ailleurs, la lame d’un scalpel se serait émoussée sur le denim. Et pourtant, la coupure est parfaitement nette ; l’os ne présente pas une seule éraflure.
— Êtes-vous sûre qu’il n’y ait eu qu’une incision ?
— Sûre et certaine. Les deux marques sont parfaitement alignées. Le pantalon et la jambe du docteur Calhoun ont été tranchés en même temps.
— Quel était le diamètre du haut de la cuisse de la victime ?
— Un peu plus de dix-sept centimètres.
— Donc, si on s’était servi d’un couteau, sa lame aurait dû être longue d’au moins dix-sept centimètres ?
— C’est ça.
— Existe-t-il des instruments plus tranchants que les scalpels chirurgicaux ?
— Non.
— En trouve-t-on qui aient des lames de dix-sept centimètres de long ?
— Pas parmi les modèles courants. Mais bien sûr, on peut toujours les faire fabriquer sur mesure.
— Mais vous-même, avez-vous déjà vu un scalpel avec une lame de dix-sept centimètres de long ?
— Objection ! s’écrie Dale. La question est de nature à influencer le témoin.
— Accordée. Veuillez reformuler votre question.
— Quelle était la taille du plus long scalpel que vous ayez jamais vu ?
— Il avait une lame de treize centimètres.
— C’est tout ?
— Oui.
— Je suis certaine que les jurés auront remarqué votre baguette laser, docteur. L’incision aurait-elle pu être pratiquée à l’aide d’un laser ?
— Non. Le laser doit être réglé à très haute température pour traverser la matière. La toile de jean aurait présenté des traces de brûlure, de même que la peau et les poils de la cuisse. En plus, un laser n’aurait pas laissé l’artère béante. Au contraire, il l’aurait cautérisée. C’est pourquoi on l’utilise en chirurgie, parce qu’il sectionne et cicatrise simultanément les vaisseaux sanguins. Non, en aucun cas cette incision n’a pu être faite avec un instrument produisant de la chaleur.
— Merci. Si vous le voulez bien, laissons un peu la jambe pour nous intéresser aux autres blessures.
Le docteur Flemingdon se retourne alors vers les photos, les désignant de sa baguette.
— Le corps a été gravement, euh… mutilé est probablement le mot qui convient le mieux. Le thorax : a été ouvert et les côtes écartées. Des organes ont été ôtés et la tête séparée du tronc.
— Vous venez de dire que le terme « mutilé » était sans doute le plus approprié. Pourquoi cette hésitation ?
— Eh bien, si on se réfère au dictionnaire, il s’agit bien d’une mutilation, soit l’« ablation d’un membre, d’une partie du corps, qui cause une atteinte irréversible à l’intégrité physique ». Reste à savoir si l’assassin a bien agi dans ce but.
— Que voulez-vous dire, docteur ?
— L’intention n’apparaît pas clairement. Il pourrait très bien s’agir d’une expérience de dissection…
— Objection, la coupe Dale. Ce sont de pures spéculations.
— Le docteur Flemingdon me semble parfaitement qualifiée pour donner son opinion, proteste Ziegler en se tournant vers le juge.
— Objection rejetée.
— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il pourrait s’agir d’une dissection, docteur ?
— Tout d’abord, le caractère systématique de l’opération. Le plus souvent les mutilations sont localisées au visage ou aux parties génitales. Dans le cas présent, leur auteur ne donne pas l’impression de s’être acharné sur une partie précise du corps, ou plutôt, il semble s’en être pris à l’ensemble de celui-ci.
— Peut-on en déduire que celui ou celle qui s’est livré à ces actes avait de solides connaissances médicales ?
— Oui et non.
— Qu’entendez-vous par « oui et non » ?
— Eh bien, il ne fait pas de doute qu’il ou elle savait manier des instruments chirurgicaux. Supposons que je vous colle un scalpel entre les mains, maître, et vous demande de pratiquer une incision. Il est probable que vous vous limiteriez d’abord à une incision superficielle, pour faire un essai. La personne qui a disséqué le docteur Calhoun n’a montré aucune hésitation de ce genre. Mon impression est qu’elle avait une certaine expérience des techniques de dissection.
— Dans ce cas, votre réponse est oui, cette personne avait de solides connaissances médicales ?
— Une bonne connaissance du matériel Mais la dissection a été menée de façon presque aléatoire. Quelqu’un d’un tant soit peu expérimenté n’aurait jamais écarté les côtes de cette manière ; il existe des méthodes beaucoup plus simples. C’est à croire que la personne, bien que familière des techniques médicales, ignorait les fondements de l’anatomie humaine.
Dale exhale un soupir. Assurément, Ziegler a bien fait réciter sa leçon à Flemingdon. En faisant croire à un commentaire spontané du témoin, elle coupe court aux objections de la défense.
— Vous dites bien qu’elle ignorait les fondements de l’anatomie humaine ? souligne Ziegler.
— Oui.
— Avez-vous d’autres éléments qui étayent cette thèse ?
— Eh bien, la personne en question a ouvert l’estomac avant de l’ôter de la cavité thoracique, provoquant un épanchement d’acide gastrique à l’intérieur de celle-ci. Quiconque sachant que l’estomac contenait de l’acide l’aurait d’abord prélevé avant de le disséquer.
— Je vous remercie. Avez-vous fait l’inventaire des différentes parties du corps ?
— Oui.
— Pour quelle raison ?
— Dans les cas de meurtres avec mutilations, il n’est pas rare que l’assassin conserve un souvenir de son crime.
— Un « souvenir » ?
— Oui. Ça peut être un doigt ou dans certains crimes à caractère sexuel, une partie des organes génitaux.
— Donc, vous avez procédé à l’inventaire des parties du corps de la victime. Qu’avez-vous trouvé ?
— Qu’il en manquait plusieurs.
— Pouvez-vous préciser lesquelles ?
— Pour commencer, l’œil droit.
Ici, les jurés quatre et six prennent une profonde inspiration, comme s’ils manquaient d’air. Dale les avait identifiés comme étant du type impressionnable durant l’audience préliminaire, mais il n’avait pu les faire récuser.
— L’œil droit ? s’exclame Ziegler, comme s’il s’agissait d’une révélation.