— Votre Honneur, réagit Ziegler, j’ai l’intention de revenir sur ce point lors du contre-interrogatoire.
— La remarque restera inscrite, tranche le juge. Poursuivons.
— Plus de questions, Votre Honneur. Chat échaudé, n’est-ce pas…
— Maître Ziegler ?
— Je serai brève, déclare Ziegler en se levant. Mr Stant, cet agent chimique capable de provoquer la mue…
— Le Despodalk.
— J’imagine que vos modules d’approche sont équipés d’une trousse de premiers secours ?
— En effet.
— Celle-ci comprend-elle du Despodalk ?
— Non.
— Donc, il est impossible d’en trouver ici sur Terre… À moins que quelqu’un n’ait pris la précaution d’en emporter avant de quitter votre vaisseau mère. Exact ?
Dale comprend que Ziegler défend là la thèse d’un crime prémédité.
— Exact.
— Merci. D’autre part, vous avez dit que Hask était votre demi-frère…
Tout à coup, une évidence se fait jour dans l’esprit de Dale, comme elle a dû le faire dans celui de Ziegler à l’issue de la première série de questions. Il est probable que Stant et Hask sont nés à peu de temps d’intervalle. Si les mues obéissent à un cycle régulier, les leurs doivent donc être à peu près synchrones. Or, Stant a gardé la même peau depuis son arrivée sur Terre, alors que son demi-frère a changé la sienne quatre mois plus tôt – de là à conclure que cette mue a été provoquée, sans doute pour se défaire d’une p :au tachée de sang… Il bondit littéralement de sa chaise.
— Objection ! Les liens de parenté entre le témoin et l’accusé ont déjà été évoqués dans la première partie de l’interrogatoire. On n’a pas à revenir dessus.
— Votre Honneur, je souhaitais juste un point d’éclaircissement concernant les liens familiaux chez les Tosoks…
— Ne me fais pas marrer, Linda !
— Maître Rice, gronde le juge.
— Pardon, Votre Honneur, reprend Dale en se tournant vers le juge. Mais maître Ziegler a déjà traité cette question lors de l’interrogatoire du témoin. À présent, elle doit se limiter aux points que j’ai moi-même abordés au cours du contre-interrogatoire.
— Objection accordée. Vous connaissez les règles, maître Ziegler.
— Bien. Stant, au cours du contre-interrogatoire, maître Rice vous a questionné au sujet de la mue. Si je me rappelle bien, vous avez dit alors que celle-ci survenait de façon naturelle, à intervalles réguliers et prévisibles. Exact ?
— Exact.
— Deux cycles peuvent-ils être synchro…
— Objection !
— Plus un mot, maître Ziegler.
— Mais, Votre Honneur…
— J’ai dit, plus un mot.
— Bien, Votre Honneur.
— Si vous avez d’autres questions qui entrent dans le cadre de ce contre-interrogatoire, je vous invite à les poser. Sinon, veuillez regagner votre place.
Ziegler réfléchit quelques secondes, puis elle se rassoit avec un haussement d’épaules.
— J’en ai terminé, Votre Honneur.
Dale jette un coup d’œil aux jurés. Si certains affichent des mines perplexes, d’autres opinent d’un air entendu. Ceux-ci sont parvenus à la même conclusion que Ziegler et lui-même, et il ne fait aucun doute qu’ils s’en ouvriront aux autres sitôt la séance levée, nonobstant l’interdiction de discuter de l’affaire en privé.
Le mal est fait, et bien fait.
Chapitre 21
— Le ministère public appelle Kelkad à la barre.
Le capitaine tosok ayant prêté serment, Ziegler s’approche du pupitre. Cette fois, elle choisit ses mots avec soin :
— Kelkad, quels sont vos liens professionnels avec l’accusé ?
— Je suis le capitaine du vaisseau à bord duquel il sert.
— Ainsi, vous êtes son chef ?
— Oui.
— Êtes-vous également son ami ?
— Nous n’entretenons pas de relations personnelles.
— Depuis combien de temps connaissez-vous Hask ?
— Depuis deux cent dix-neuf de vos années.
— Mais vous avez passé la majeure partie de ce temps en hibernation ?
— En effet.
— Combien de temps avez-vous passé en hibernation ?
— Deux cent onze années terrestres.
— Si on ne tient pas compte de ce temps, vous connaissez donc Hask depuis huit ans.
— Exact.
— Vous est-il arrivé de le rappeler à la discipline ?
— Bien sûr. C’est moi qui commande à bord.
— En d’autres termes, lui est-il déjà arrivé d’enfreindre le règlement ?
— De temps en temps, oui.
— Pourriez-vous nous donner un exemple de son insubordination ?
— Certainement. Le règlement prévoit qu’on aère les commodités du bord après usage. Or, il est arrivé que Hask omette de se plier à ce protocole.
Quelques jurés pouffent.
— Je vous demande pardon ? fait Ziegler.
— C’est comme si l’un de vous oubliait de tirer la chasse, explique Kelkad.
Cette fois, c’est tout le jury qui s’esclaffe, imité par le juge Pringle, alors que Ziegler devient cramoisie.
— Auriez-vous un exemple plus significatif ?
— J’ignore ce que vous entendez par significatif.
— Est-il exact qu’à l’origine, votre équipage comptait huit membres ?
— Objection ! s’exclame Dale. Cela n’a rien à voir avec les débats.
— Objection rejetée.
— C’est exact, répond Kelkad.
— Est-il vrai qu’un des membres de cet équipage soit mort au cours du voyage ?
— Objection !
— Rejetée.
— C’est vrai.
— Quel était son nom ?
— Seltar.
— Avez-vous réprimandé Hask à la suite de ce décès ?
— Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais je ne pouvais faire autrement. D’autre part, je l’ai blâmé d’être entré en contact avec vous avant mon réveil, jugeant qu’il avait outrepassé ses pouvoirs.
— Connaissez-vous les causes de la mort de Seltar ?
— Hask m’a dit que…
— La Cour n’accepte pas les réponses fondées sur des ouï-dire. Vous-même, savez-vous ce qui a tué Seltar ?
— Oui.
— Comment le savez-vous ?
— Hask m’a rapporté que…
— Encore une fois, ce sont des ouï-dire.
— J’ai confiance en Hask.
— Ce n’est pas une réponse. Venez-en au fait.
— Le jury ne tiendra pas compte de la dernière remarque du témoin, précise le juge.
— Avez-vous personnellement examiné le corps de Seltar ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je me trouvais encore en hibernation quand l’accident s’est produit.
— Mais Seltar, non ?
— En effet.
— Qui d’autre était réveillé ?
— Hask.
— Hask et Seltar étaient les seules personnes conscientes à bord ?
— Exact.
— Donc, il n’y a pas d’autre témoin de la mort de Seltar ?
— Non. Cela dit, je ne suis pas sûr que Hask ait réellement assisté à sa mort. Seltar effectuait des réparations sur le vaisseau au moment de l’accident.
— Qu’est devenu son corps ?
— Il a été évacué dans l’espace.
— Dans sa totalité ?
Le toupet de Kelkad s’agite de façon désordonnée, exprimant l’incompréhension.
— Je vous demande pardon ?
— Le corps était-il intact quand il a été évacué ?
— Non.
— C’est-à-dire ?
— Ses principaux organes vitaux avaient été récoltés au préalable.