— Ce n’est que de la viande, lui rétorque Hask. Un pur produit du génie génétique, doté d’une ébauche de système nerveux et vasculaire. Ça n’est pas vivant, ça ne ressent pas la douleur ; ça ne fait que convertir la matière brute qu’on lui distribue à travers le mur en une chair comestible, dont la composition répond à nos besoins nutritifs. Mais bien sûr, nous ne mangeons pas que ça. De même que vous, nous sommes omnivores.
— Bien évidemment, fait Clete. Vous ne pouvez pas embarquer d’animaux pour d’aussi longs voyages, mais cela vous permet d’en retrouver au moins le goût.
D’effarement, les yeux de Hask se mettent à papilloter.
— On ne mange pas d’animaux sur ma planète. Du moins, plus depuis longtemps.
— Oh ! Eh bien, nous qui n’avons pas trouvé le moyen de fabriquer de la viande, nous tuons des animaux pour les consommer.
Les mouvements du toupet de Hask témoignent d’une intense réflexion.
— N’étant plus obligés de tuer pour nous nourrir, nous avons cessé de le faire. Mais certains disent que nous sommes allés trop loin dans ce sens, que le fait de tuer pour assurer sa subsistance constitue un exutoire pour les pulsions violentes.
— Moi qui suis un gars de la campagne, reprend Clete, j’ai pas mal chassé dans ma jeunesse. Mais de nos jours, la plupart des gens achètent la viande sous vide au supermarché, sans jamais voir de bestiau sur pied ni prendre part à sa mort.
— Mais toi, tu as déjà tué ?
— Ben ouais.
— Quel effet cela fait-il ?
Ici, la caméra fait un bond, sans doute entraînée par un mouvement d’épaule de Clete.
— Parfois, c’est très agréable. Le gibier n’est jamais aussi bon que lorsqu’on l’a tué soi-même.
— Étrange, fait Hask en considérant sa tranche de viande d’un œil circonspect, comme s’il la trouvait tout à coup moins appétissante.
Néanmoins, il se résout à la porter à l’orifice carré qui lui tient lieu de bouche et à la déchiqueter de ses dents couleur rouille. Le jury a un mouvement de surprise en voyant jaillir deux langues plates qui balaient les quelques gouttes de sang barbouillant les joues et le menton de Hask entre deux bouchées.
— Tu la consommes crue ? s’étonne Clete. Hask acquiesce du toupet.
— Dans les temps anciens, on cuisait la viande afin de l’attendrir et de tuer les germes, mais l’apparition de ce produit a supprimé cette obligation. Et puis, la viande crue est tellement plus savoureuse…
— Ça suffira, déclare Linda Ziegler en se levant dans la pénombre. L’huissier enfonce la touche pause, figeant sur les écrans l’image sautillante d’un Tosok en lévitation, un reste Je viande crue à la main. Puis on rétablit la lumière et les jurés comme l’assistance se frottent les yeux.
Linda Ziegler présente alors à la Cour un trancheur à monofilament tosok, précisément celui qui appartenait à Hask. Mais les médecins légistes n’ayant pu prouver qu’il avait bien servi au crime, elle ne s’attarde pas sur ce point.
Bien sûr, Hask possède à présent un trancheur neuf – il s’en trouve des dizaines dans les réserves du vaisseau. Il lui en fallait un pour se nourrir, une version réduite de l’usine à viande tosok ayant été installée à Valcour Hall. D’autre part, Dale a fait valoir qu’une personne accusée d’un meurtre à l’arme blanche ne se voit pas pour autant interdire l’usage des couverts à table.
Il ne fait aucun doute que la vidéo prise à bord du vaisseau et la présentation du trancheur de Hask auront produit une forte impression sur le jury, aussi Linda Ziegler regagne-t-elle sa place en arborant un sourire plein de suffisance.
— Je n’ai plus rien à ajouter, Votre Honneur.
Chapitre 23
Sitôt au bureau de Dale, Hask se précipite aux toilettes après s’être excusé. Comme les hommes, les Tosoks ont des excréments à la fois liquides et solides et moyennant un effort, ils peuvent faire usage des sanitaires humains.
Une fois Hask sorti, Frank s’assoit au bord de son fauteuil habituel.
— Ziegler a frappé un grand coup aujourd’hui. Que disent nos jurés fantômes ?
Dale se laisse tomber dans son fauteuil et consulte le rapport que Mary-Margaret a laissé sur son bureau.
— Pour le moment, ils sont unanimes à condamner Hask, soupire-t-il.
— Écoutez, je sais que vous n’étiez pas pour envoyer Hask à la barre mais au point où nous en sommes, les vrais jurés souhaiteraient sûrement l’entendre témoigner.
— Sans doute, lui concède Dale. Mais le juge va leur dire que l’accusé n’est pas tenu de témoigner ; c’est à l’accusation qu’incombe tout le travail. C’est inscrit dans le Code d’Instruction criminelle de cet État. Pourtant…
— Oui ?
— Vous vous rappelez les termes de l’acte d’accusation ? «… Qu’il a volontairement, illégalement et avec préméditation assassiné Cletus Robert Calhoun, un être humain…» Cette dernière précision m’a toujours paru saugrenue mais dans le cas présent, elle revêt une importance capitale. La victime est un être humain, mais pas l’accusé – en vertu de quoi, les jurés pourraient faire preuve d’une plus grande complaisance envers l’accusation. En tout cas, poursuit-il en agitant le rapport devant le visage de Frank, cela semble être le cas de nos jurés fantômes : même s’ils se trompent dans leur verdict, ce ne sera pas comme s’ils envoyaient un être humain moisir en prison. Si on arrivait à les convaincre que Hask est un être tout ce qu’il y a de réel et de sensible, peut-être pourrait-on les fléchir. Le truc, c’est de parvenir à leur faire aimer Hask.
— Ça ne va pas être simple, rétorque Frank.
Les rayons du couchant repeignent la pièce dans les tons sépia.
— Il ne faut pas compter qu’il les mette dans sa poche d’un simple sourire. Il en est physiquement incapable et, pour être franc, ses dents couleur rouille me fichent à moi aussi les jetons. Et puis, il aurait été bon qu’il manifeste un peu clairement son dégoût à la vue des photos du crime. J’espérais que l’interdit tosok touchant les mécanismes internes du corps jouerait en notre faveur, mais il s’est contenté d’agiter son toupet dans tous les sens. Je doute que les jurés aient compris ce que cela voulait dire…
— Ne sous-estimez pas les jurés ; ils sont beaucoup plus futés que vous ne l’imaginez. Tenez, un exemple : un jour, j’ai été amené à plaider dans une affaire de dommages corporels. En temps normal, je ne fais pas cela mais c’était pour un ami. Notre position était que la personne avait été blessée à cause d’un défaut de la ceinture de sécurité de sa voiture. Eh bien, chaque fois que je mentionnais ce fait au cours de mes interventions, je faisais en sorte de retirer mes lunettes, comme ça. Vous voyez ? Au bout d’une dizaine de fois, les jurés étaient conditionnés. Après ça, toutes les fois où l’avocat du constructeur avançait d’autres causes possibles à l’accident, je retirais mes lunettes. Je ne disais pas un mot, rien n’apparaissait dans le compte-rendu, mais automatiquement, les jurés repensaient à la ceinture défectueuse. Cette fois-là, on a obtenu 2,8 millions de dollars de dommages et intérêts.
— Ouah !
— Si le jury peut associer le fait d’ôter ses lunettes à une ceinture défectueuse, alors il est capable d’enregistrer qu’un toupet agité de gauche à droite correspond à un rire et qu’un toupet plaqué sur la tête exprime la répulsion. Ne t’inquiète pas, fiston. À mon avis, les jurés connaissent Hask et les autres Tosoks bien mieux que nous ne le croyons.
— Alors, il faut envoyer Hask à la barre.
— Peut-être… Mais neuf fois sur dix, ce type d’initiative se solde par un désastre et…