— Comment avez-vous réagi à l’annonce de sa mort ?
— J’étais très triste.
— Si j’en crois le procès-verbal, cela ne se voyait pas.
— Je suis incapable de verser des larmes, maître Rice. J’ai ma propre façon d’exprimer mon chagrin. Clete était mon ami ; je donnerais tout pour qu’il soit encore en vie.
— Merci, Mr Hask. Je laisse la parole à l’accusation.
— Hask, attaque Ziegler en se levant.
— Objection, Votre Honneur. L’accusé a droit à être traité avec respect.
Ziegler paraît fâchée mais, en protestant, elle passerait d’autant plus pour une malapprise.
— Objection accordée, dit Pringle. Maître Ziegler, je vous prierai désormais d’appeler l’accusé « Mr Hask ».
— Assurément, Votre Honneur. Je vous présente mes excuses. Mr Hask, vous avez dit que vous ne vous trouviez pas seul avec le docteur Calhoun au moment de sa mort…
— Je le confirme.
— Mais vous l’aviez déjà été en d’autres circonstances ?
— Certainement. Nous avions effectué ensemble le vol de retour vers notre vaisseau mère.
— Et à Valcour Hall, n’aviez-vous pas quelquefois des entrevues privées avec lui ?
— En effet, il est déjà arrivé que nous soyons seuls dans une même pièce.
— Vos relations allaient plus loin que ça, non ? Est-il exact que vous aviez l’habitude de vous retrouver tous les deux dans sa chambre ou dans la vôtre ?
— C’est vrai, nous aimions nous entretenir ensemble, comme le font deux amis.
— Donc, le fait de vous accueillir dans sa chambre n’avait rien d’exceptionnel pour lui ?
— En matière de musique, Clete avait des goûts tellement spéciaux qu’à part moi, nul ne s’avisait d’entrer chez lui quand il utilisait son lecteur de CD.
— Comment ça, des goûts spéciaux ?
Hask émet un son pas très éloigné d’un raclement de gorge, puis il entonne :
— Swing your partner, do-si-do…
Le jury éclate de rire.
— Merci pour ce récital, fait Ziegler d’un ton glacial. Mr Hask, étant donné que la victime avait l’habitude de vous inviter dans sa chambre, pourquoi devrions-nous vous croire quand vous dites que vous n’y étiez pas ce soir-là ?
— À cause de la présomption d’innocence, qui est censée fonder votre jurisprudence.
— Ce n’est pas une réponse, glapit Ziegler. Je demande que cela soit rayé.
— Au contraire, ça me paraît une excellente réponse, lui oppose le juge avec un sourire. La motion est rejetée.
Ziegler se retourne alors vers Hask :
— Vous admettez néanmoins vous être fréquemment trouvé seul avec le docteur Calhoun ?
— « Occasionnellement » serait plus juste.
— Bien. Mettons que vous vous soyez « occasionnellement » trouvé seul avec le docteur Calhoun. Or, la nuit où il a été tué, vous avez décidé de ne pas aller écouter Stephen Jay Gould.
— En effet.
— Pour quelle raison ?
— Je me doutais que j’allais muer ce soir-là.
— Et pour cela, vous aviez besoin d’intimité ?
— Pas du tout. Mais j’ai remarqué que vous, les hommes, accordez une importance phénoménale au moindre de nos faits et gestes, même les plus courants. Je craignais d’être impoli en créant une diversion pendant la conférence du docteur Gould.
— C’était très attentionné de votre part, raille Ziegler. Toutefois, vous n’étiez pas censé muer encore. Comment pouviez-vous être sûr que cela se produirait ce soir-là ?
— J’avais perdu des écailles ce matin-là, et je ressentais une sorte de démangeaison annonciatrice du phénomène. Je conviens que ma mue ne s’est pas faite à la date prévue, toutefois je savais qu’elle allait se produire.
— Et comment expliquez-vous la présence d’objets rappelant des écailles dans la chambre du docteur Calhoun ?
— Objection ! L’accusation induit le témoin à formuler des hypothèses.
— Objection rejetée.
— Je lui ai rendu visite dans la journée, reprend Hask dont le toupet fait des vagues. Peut-être ai-je perdu quelques écailles à ce moment-là, à moins qu’elles ne soient tombées dans une autre pièce et que le docteur Calhoun, intrigué, ne les ait ramassées et emportées dans sa chambre afin de les étudier. Il se pourrait alors qu’elles soient tombées de son bureau au cours de la mêlée qui a peut-être accompagné le meurtre.
— Que faisiez-vous au moment où le docteur Calhoun a été tué ?
— Il me semble qu’on n’a pas pu établir avec précision à quelle heure avait été commis le crime.
— D’accord. Que faisiez-vous le 22 décembre dernier entre vingt heures et minuit ?
— J’ai regardé la télé entre vingt heures et vingt heures trente.
— Quelle émission ?
— Je crois que je « zappais », si toutefois j’ai bien saisi le sens de ce terme. Je passais d’une chaîne à l’autre. Que voulez-vous, ajoute-t-il alors que son toupet se partage en deux mèches, je suis un mâle…
Si cette remarque déchaîne l’hilarité du jury, elle fait monter le rouge aux pommettes de Linda Ziegler.
— Et après avoir zappé ?
— J’ai surtout médité. Et, bien sûr, j’ai mué.
— Bien sûr, répète Ziegler avec une pointe d’ironie. Très commode, n’est-ce pas ?
— « Commode » n’est pas le mot que j’emploierais ici, maître. J’ignore si certaines de vos fonctions biologiques obéissent elles aussi à des cycles mais, croyez-moi, c’est plus agaçant qu’autre chose.
Le juge Pringle réprime à grand-peine un sourire.
— L’instrument qui a servi à tuer le docteur Calhoun vous appartenait-il ?
— Tout laisse à penser qu’il a été tué avec un de nos monofilaments, mais celui-ci pouvait appartenir à n’importe lequel d’entre nous. Voyez-vous, c’est un outil très courant ; nous en possédons des dizaines à bord de notre vaisseau. Et même s’il s’agissait du mien, je n’ai pas pour habitude de le garder sous clé.
Un demi-sourire flotte sur les lèvres de Dale. Hask fait un témoin idéal – drôle, sensé, chaleureux – et il est clair que le jury est en train de basculer en sa faveur.
Sans doute Ziegler pense-t-elle la même chose car un changement s’opère dans son attitude – Dale a l’impression de voir les rouages de son esprit à l’œuvre. Son ton devient subitement plus rude, presque agressif.
— Mr Hask, est-il exact que vous ayez été prématurément tiré de votre hibernation pour faire face à une avarie ?
— Oui.
— Si vous avez été réveillé, c’est à cause de votre fonction de « premier », n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et Seltar ? Quel était son titre ?
— Seconde. Si j’avais été incapable d’affronter seul une situation, il était prévu qu’elle aussi se réveille. Mon importance pour la mission était moindre que la sienne, mais la sienne moindre que celle des autres.
— Ainsi, vous avez tous deux été réveillés en raison d’un accident survenu sur votre vaisseau ?
— Oui.
— Simultanément ? Ou était-ce vous le premier ?
— Simultanément. L’ordinateur du bord avait déterminé qu’il fallait intervenir à deux, aussi a-t-il augmenté la température de nos couchettes et de nos couvertures afin de nous réveiller.
— Mais Seltar est morte durant les réparations ?
— Oui.
— Comment ?
— Elle travaillait dans la salle des machines quand une plaque s’est rompue et a été projetée vers elle, la tuant sur le coup.
— Son corps était-il très abîmé ?