— Aussi cette expérience nous aura-t-elle beaucoup appris, acquiesce Rendo. Le docteur Calhoun m’a parlé des comètes à courte période. D’après ce que j’ai compris, ce sont des débris échappés de la ceinture de Kuiper après que celle-ci se fut enfoncée vers l’intérieur du système solaire. Ce phénomène est sans doute très spectaculaire, mais on n’a jamais rien observé de tel sur ma planète – pas de mémoire de Tosok, en tout cas. Voyez-vous, maître Ziegler, ajoute-t-il après un temps de réflexion, Alpha du Centaure est un système formé de trois étoiles, dont chacune attire à elle la matière en orbite au-delà d’une certaine distance des deux autres. D’après ce que m’a enseigné le docteur Calhoun, il est vraisemblable que nos planètes A, B et C ont eu l’équivalent d’une ceinture de Kuiper juste après leur formation, à partir d’un immense nuage de gaz et de poussière – il est arrivé la même chose après la naissance de votre soleil. Mais le véritable ballet gravitationnel auquel se livrent A et B a peu à peu entraîné la disparition de ces ceintures. N’ayant jamais observé de comètes dans notre ciel, nous n’imaginions pas qu’il ait pu exister une telle masse de débris à proximité de notre propre soleil, et à plus forte raison autour de ceux d’autres systèmes. L’accident a bien eu lieu tel que je l’ai décrit, nous avons besoin de l’aide des hommes et comme je l’ai déjà dit à maître Rice, aucun de nous n’aurait pris le risque de s’aliéner ceux-ci en commettant un meurtre.
Comprenant que ce n’est pas ainsi qu’elle fera avancer sa cause, Ziegler juge préférable d’en rester là.
— Je n’ai pas d’autres questions.
Chapitre 25
Frank est diplômé en histoire des sciences, non en astronomie, mais pour avoir un peu abordé cette matière à la fac, il est à peu près certain que quelque chose clochait dans l’exposé de Rendo sur la dynamique orbitale du système d’Alpha du Centaure. En d’autres temps, il aurait tout bonnement soumis le problème à Cletus Calhoun mais hélas, ce n’est plus possible.
À moins que…
Frank saute dans sa voiture et se rend au siège de KCET, la filiale locale de PBS. La direction lui réserve un accueil chaleureux et s’empresse de mettre à sa disposition une salle de projection équipée d’un magnétoscope stéréo et d’un téléviseur à écran 16/9°. Sa mémoire ne l’avait pas trompé : Clete avait bien consacré une émission à ce sujet. Il se cale sur sa chaise dans l’obscurité, une canette de Coca light à la main.
Le logo de la société de production envahit l’écran, puis une voix féminine annonce :
— Cette émission a été réalisée avec l’appui financier du groupe Johnson & Johnson et de nos spectateurs fidèles.
On ne voit d’abord que des flammes en plan rapproché, puis la caméra recule, montrant des hommes primitifs aux sourcils touffus assis en cercle autour d’un feu. Des étincelles fusent du brasier, la caméra suit leur ascension dans la nuit, puis elles s’évanouissent et le ciel apparaît rempli d’étoiles (avec la Voie lactée formant une voûte juste au-dessus). Un piano se met à jouer en fond sonore, martelant les premières mesures de la célèbre chanson de Jerry Lee Lewis, tandis que la caméra zoome dans l’espace. Tout à coup, elle effectue une volte-face et on découvre la Terre dans la nuit, avec le soleil qui se profile à sa périphérie. La caméra se rapproche de ce dernier dont le disque tacheté envahit peu à peu l’écran. Une protubérance s’élève de sa surface en même temps que retentit la voix de Jerry Lee Lewis : « Goodness gracious ! Great halls of fire ! »La protubérance retombe bientôt mais le titre de l’émission demeure inscrit en lettres de feu.
Puis la caméra se déplace dans l’espace alors que la chanson se poursuit, dépassant une géante rouge voisine d’un trou noir qui en absorbe la matière, un système binaire, un pulsar clignotant, puis elle traverse les Pléiades dont la lumière bleutée se dilue dans une atmosphère nébuleuse…
D’autres mots apparaissent alors à l’écran : AVEC CLETUS CALHOUN, puis le générique s’achève après que Jerry Lee Lewis a scandé une dernière fois les mots : « Great halls of fire ! » Un rapide fondu au noir et Clete apparaît à l’écran, avec sa démarche d’échalas et son sourire béat. C’est le crépuscule et Clete chemine sur une passerelle en planches bordant un marécage subtropical.
Un nouveau titre s’inscrit dans l’image : TROISIEME PARTIE – LA PREMIÈRE VOISINE.
— Bonsoir, tout le monde, attaque Clete avec un immense sourire.
Frank sent ses yeux le piquer. Bon sang, ce qu’il peut lui manquer… Dans cette obscurité, on dirait qu’il est vraiment là, près de lui.
— Comme vous le savez, je suis un gars du Sud, poursuit Clete en regardant l’objectif (Frank a l’impression qu’il le fixe droit dans les yeux). Du Tennessee, pour être exact. Mais ce soir, je vous emmène encore plus au sud, presque à la pointe de la Floride, au cœur du parc national des Everglades.
Une aigrette traverse alors le ciel rose à l’arrière-plan. Avec son long cou et ses pattes grêles, elle ressemble étrangement à Cletus Calhoun.
— Si je me trouve ici, c’est pour vous montrer quelque chose qui n’est pas visible plus au nord, reprend Clete en pointant le doigt vers le ciel.
L’objectif de la caméra suit la direction qu’il indique et se fixe sur une étoile brillante qu’on distingue entre deux touffes de jonc, juste au-dessus de l’horizon.
— Ce que vous apercevez là-bas, fait la voix de Clete, c’est Alpha du Centaure. À première vue, elle n’a rien de spécial, sauf que c’est l’étoile la plus proche après le soleil, à quelque quarante trillions de kilomètres de la Terre – notre première voisine, en quelque sorte.
Frank presse la touche d’avance rapide et Clete se met à sautiller, comme dans un vieux film muet. Ses apparitions sont entrecoupées de représentations graphiques de la constellation du Centaure. Au bout d’un moment, Frank relâche la touche.
— … Mais Alpha du Centaure n’est pas une étoile unique. En fait, il y en a trois très rapprochées. On leur a donné le nom d’Alpha du Centaure A, B et -je vous le donne en mille – C. Nous autres, astronomes, on a des âmes de poètes, blague-t-il tandis qu’un sourire éclaire son visage en lame de couteau. C’est Alpha du Centaure C la plus proche de nous, aussi a-t-elle parfois droit à un nom plus recherché : Proxima Centauri – Proxima signifiant « proche ». Encore un truc qu’il vous faut savoir sur les astronomes : si notre humour vole bas, c’est qu’il est indexé sur nos salaires.
L’image suivante montre Clete marchant la nuit dans une rue de La Nouvelle-Orléans à l’époque de Mardi gras. Il s’arrête pour contempler un homme en tunique bariolée qui jongle avec trois torches enflammées.
— Quand on a trois étoiles aussi rapprochées, reprend-il, ça devient brigrement intéressant.
La caméra fait un zoom avant sur les torches en mouvement, puis elle recule et on reconnaît alors, pour l’avoir vue à plusieurs reprises au fil de la série, la cheminée du chalet de montagne de Clete. Celui-ci est assis à un vieux bureau en bois. On aperçoit un poêle derrière lui ainsi qu’un fusil de chasse accroché au mur. Une coupe de fruits est posée en évidence sur la table.
— Alpha du Centaure A et B sont de grosses étoiles, explique Clete en prenant un pamplemousse dans la coupe. Mettons que ceci soit A ; une grosse étoile jaune très semblable à notre soleil. En fait, A est un chouïa plus grosse que notre soleil et une fois et demie plus lumineuse.