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— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Il y a une ferme à côté…

— Et même au deuxième étage, vous n’avez pas de place pour nous ?

Silence angoissé. Jeanne fit alors preuve d’une grande rapidité d’esprit :

— Ah non, dit-elle, au deuxième, on garde du foin pour les vaches !

— Ach so ! Merci de votre aimable accueil, nous allons réfléchir à votre invitation et nous reviendrons peut-être. Auf wiedersehen !

L’officier ne revint jamais.

Les Lambert quittèrent la villa Navarre après le départ de l’armée allemande, en août 1944. La grand-mère, Simone, déclara en montant dans sa voiture : « Quatre ans de foutus ! Vivement Paname ! » Ce langage ingrat choqua, paraît-il, mes grands-parents. Ils ne parlaient jamais de cette histoire, et ne gardèrent aucun contact avec cette famille de diamantaires. On peut sauver des juifs tout en restant fidèle à son catholicisme monarchiste, traditionaliste, vaguement antisémite ? On accuse souvent les snobs de superficialité, n’oublions pas qu’il peut leur arriver d’être héroïques en toute frivolité, sauvant une famille entière parce qu’elle est liée à la même gentry. Ce qui n’empêche pas de garder ses distances, un peu comme si l’on s’écriait : « Ce n’est pas parce qu’on vous sauve la vie qu’on a gardé les cochons ensemble ! »

En tout cas, la repartie de ma grand-mère : « On ne dit pas la vieille femme, on dit la dame âgée » a fait le tour de Pau à l’époque, comme beaucoup de répliques de Granny, qui descendait du dramaturge George Bernard Shaw, et dont le propre père, celui qui était colonel dans l’armée des Indes, disait ceci :

— J’ai réussi à dompter les Indiens mais je n’ai jamais pu dompter ma fille.

La phrase de Granny que je préfère, c’est François Bayrou qui me l’a rapportée ; comme il lui demandait poliment lors d’un cocktail à la Villa Navarre, organisé pour fêter l’ouverture de la chasse au renard, comment elle se portait, elle rétorqua : « C’est affreux ! Plus je vieillis, plus je suis intelligente. » Ma tante Evelyne m’a également appris que Charles et Grace Beigbeder embauchèrent des médecins juifs (allemands, hongrois, polonais) au sanatorium du Pic du Midi durant toute la guerre en les inscrivant comme « internes », et y cachèrent également de nombreux enfants juifs, les faisant passer pour tuberculeux. Les Allemands avaient très peur des microbes, ils ne s’approchaient pas des sanas. La princesse de Faucigny-Lucinge, née Ephrussi, arrivée à Pau avec ses vingt domestiques de l’avenue Foch, préférait dormir à la Villa Navarre toutes les nuits par crainte d’être dérangée dans son sommeil par quelque visite inopinée. Ma cousine Anne Lafontan évalue à environ 500 le nombre de juifs passés par les établissements de cure familiaux pour fuir vers l’Espagne. Il ne reste malheureusement aucune preuve de ces actes de bravoure. Cela ferait de mes grands-parents pater nels des héros anonymes d’un courage inouï. Je sais que Grace fumait les cigarettes anglaises que lui fournissait son ami le père Carré, lequel abritait chez lui des pilotes britanniques, tous aristocrates, et que son sport favori était d’en recracher la fumée au nez des soldats allemands qui déambulaient sur le boulevard des Pyrénées. Charles a été arrêté à deux reprises lors de ses déplacements en train vers Paris. Il a réussi à rentrer chez lui grâce à ses relations haut placées, mais lesquelles ? Mon oncle affirme qu’il a aussi sauvé des collabos durant l’Épuration, toujours en les faisant passer vers l’Espagne, par le même chemin qui permit de sauver tant de juifs. Ce n’est pas grand-chose mais c’est tout ce que je sais : ils ont joué un double jeu extraordinaire (les pétainistes et les gaullistes étaient reçus à Navarre mais ne passaient pas par la même entrée pour éviter qu’ils ne se croisent). Aujourd’hui que la maison est transformée en Relais et Château, on peut encore dormir dans la chambre de Granny, que mon grand-père conserva entretenue, impeccable, inchangée, longtemps après sa mort. Je m’en souviens comme d’un sanctuaire sacré où il m’était interdit de pénétrer. J’y suis retourné depuis que la maison a été transformée en hôtel. Il paraît qu’il ne faut pas revenir sur les lieux de son enfance, car ils semblent minuscules. Pas la Villa Navarre : c’est la seule maison qui ne rétrécit pas avec le temps. Désormais n’importe quel écrivain en herbe peut dormir dans la chambre de cette morte. Mais Granny la hante encore, et son occupant certifie, certaines nuits, y avoir entendu sa voix chuchoter avec son accent new-yorkais :

— On ne dit pas « la chambre de cette morte », my dear Frederic, on dit « les appartements de ma regrettée grand-mère ».

Mon pays était nazi quand mes parents étaient enfants. Dégoûtés de la France, mon père et ma mère sont partis étudier en Amérique, le pays qui avait libéré le leur. Nos grands-parents humiliés sauvèrent la face grâce à un général exilé à Londres. Jusqu’en mai 1968, où l’hypocrisie vola en éclats, et avec elle, le mariage de mes parents. Ce n’est qu’en mai 1981, avec l’élection d’un Vichyssois résistant, qu’il devint acceptable pour nos grands-pères de reconnaître qu’ils étaient des survivants : côté maternel, un militaire blessé, prisonnier et père de famille, résistant tardif mais réel combattant ; côté paternel, un monarchiste imprégné des idées antijuives de Charles Maurras, prospère durant l’Occupation, mais « Juste parmi les nations », non reconnu par Israël puisque personne n’en a jamais fait la demande. Il est probable que ça ferait une belle jambe à Charles Beigbeder Senior d’avoir un arbre à son nom au mémorial de Yad Vashem ; cependant cette histoire totalement ignorée de mon père, que je n’aurais jamais connue si je n’avais tiré les vers des nez (béarnais) de mes oncles et tantes, m’emplit de fierté, moi le petit-fils idiot en garde à vue. Comme dit le Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier. » Après la Première Guerre, les Français broyés avaient compris qu’il valait mieux être débrouillard et vivant qu’héroïque et mort. Et quand on était un héros, c’était à contretemps, sans s’en vanter, peut-être même sans le faire exprès. On pouvait être héroïque et hypocrite, héroïque et mondain, héroïque bien que riche, héroïque sans en mourir. On considérait qu’on avait déjà beaucoup de chance d’être toujours en vie dans un pays qui venait de rendre l’âme.

14

Problèmes d’audition

Les flics sont aimables mais le service est lent : ils mettent un temps fou à m’apporter des gobelets en plastique remplis d’eau du robinet. J’épuise mon énergie à leur demander l’heure à travers la vitre. Une gardienne de la paix en uniforme finit par me répondre : sept heures du matin. L’anxiété monte d’un cran, avec la gueule de bois. Impossible de dormir avec les cris et les pleurs des autres « dégrisés ». Le retour à la réalité brutalise. Le Sarij 8 est un baraquement provisoire de préfabriqué. L’adresse en est pourtant extrêmement chic : 210 rue du Faubourg Saint-Honoré, à quelques minutes du palais de l’Élysée qui se trouve un peu plus bas, sur le trottoir d’en face. Le Sarij fait figure de bidonville collé à la Mairie du VIIIe comme un échafaudage de ravalement. C’est là-dessous qu’ils m’ont enterré, après m’avoir fouillé et photogra phié dans une caravane en contreplaqué. Mon crâne explose, envie de vomir, suffocation derrière le verre Securit incassable. Les toilettes sont un trou puant à la turque au bout du couloir éclairé au néon. On n’a pas le droit d’en fermer la porte. Le petit déjeuner est servi : un biscuit mou et une brick de jus d’orange chaud. Allergie au bruit métallique que font les trois verrous au moment où le fonctionnaire de police referme votre serrure, lorsque vous revenez des toilettes, ou quand il vous a tendu le gobelet d’eau tiède que vous réclamiez depuis trois quarts d’heure. Il faut alors prendre sur soi pour ne pas glisser un pied dans la porte, tambouriner, supplier de sortir. Comment faisait Brummel en prison à Caen en 1835 pour rester digne ? Au bout d’un temps infini, un policier en civil m’annonce qu’il va m’auditionner dans son bureau. Nous montons au troisième étage, dans une pièce aux murs couverts de photos de disparus. Aux États-Unis on les met sur les bouteilles de lait, c’est plus utile que de les placarder dans un bureau où personne ne passe, à part des noceurs alcoolisés et des délinquants juvéniles. En retirant son blouson de cuir élimé, le policier me demande ce qui nous a pris, au Poète et à moi, de faire un geste aussi clairement illégal sur la voie publique. Il porte un polo noir boutonné jusqu’en haut, on sent qu’il cherche à ressembler à Yves Rénier dans le Commissaire Moulin. Il m’a reconnu et semble satisfait de partager une scène dans un téléfilm avec une autre vedette de l’audiovisuel. Je lui explique que notre geste rendait hommage au chapitre de Lunar Park de Bret Easton Ellis, où Jay McInerney sniffait sur le capot d’une Porsche à Manhattan (Jay affirme que Bret l’a inventée mais je ne le crois pas). Il ne connaît pas ces auteurs, je lui explique que ce sont deux romanciers américains qui ont eu beaucoup d’influence sur mon travail. J’invoque ma solidarité avec les fumeurs de cigarette, désormais obligés par la loi de s’adonner à leur vice dans la rue. Je dis ma fascination pour la Prohibition des années 20 aux États-Unis, et comment elle inspira le personnage du trafiquant Gatsby à l’alcoolique Fitzgerald. A ma grande surprise, le flic me cite Jean Giono. « Saviez-vous qu’il a eu l’idée du Hussard sur le toit en prison, lorsqu’il fut incarcéré à la Libération ? » J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne : « Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire. » Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire.