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Je n’ai jamais écrit que les histoires d’un homme sans passé : les héros de mes livres sont les produits d’une époque d’immédiateté, paumés dans un présent déraciné — transparents habitants d’un monde où les émotions sont éphémères comme des papillons, où l’oubli protège de la douleur. Il est possible, j’en suis la preuve, de ne garder en mémoire que quelques bribes de son enfance, et encore la plupart sont fausses, ou façonnées a posteriori. Pareille amnésie est encouragée par notre société : même le futur antérieur est en voie de disparition grammaticale. Mon handicap sera bientôt banal ; mon cas va devenir une généralité. Reconnaissons toutefois qu’il n’est pas courant de développer les symptômes de la maladie d’Alzheimer au mitan de sa vie.

Souvent je reconstruis mon enfance par politesse. « Mais si, Frédéric, tu te souviens ? » Gentiment, je hoche la tête : « Ah oui, bien sûr, j’ai collectionné les vignettes Panini, j’étais fan des Rubettes, ça me revient, maintenant. » Je suis navré de l’avouer ici : rien ne revient jamais ; je suis mon propre imposteur. J’ignore complètement où j’étais entre 1965 et 1980 ; c’est peut-être la raison pour laquelle je suis égaré aujourd’hui. J’espère qu’il y a un secret, un sortilège caché, une formule magique à découvrir pour sortir de ce labyrinthe intime. Si mon enfance n’est pas un cauchemar, pourquoi mon cerveau maintient-il ma mémoire en sommeil ?

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Auto-flashbacks

J’ai été un garçon sage, qui a suivi docilement sa mère dans ses pérégrinations, tout en se chamaillant avec son frère aîné. Je fais partie de la foule des enfants non problématiques. Une crainte me saisit parfois : peut-être que je ne me souviens de rien parce qu’il n’y a rien à se remémorer. Mon enfance serait une longue succession de journées vides, ennuyeuses, mornes, monotones comme des vagues sur une plage. Et si je me souvenais en réalité de tout ? Et si mes débuts dans l’existence ne comptaient aucun événement marquant ? Une enfance protégée, couvée, privilégiée, sans originalité ni relief — et de quoi me plaindrais-je ? Échapper aux malheurs, aux drames, aux deuils et aux accidents est une chance dans la construction d’un homme. Ce livre serait alors une enquête sur le terne, le creux, un voyage spéléologique au fond de la nor malité bourgeoise, un reportage sur la banalité française. Les enfances confortables sont toutes les mêmes, elles ne méritent peut-être pas que l’on s’en souvienne. Est-il possible de mettre des mots sur toutes les étapes qu’un petit garçon était condamné à franchir à Paris, dans les années 60–70 ? J’aimerais faire le récit d’une demi-part supplémentaire sur la déclaration de revenus de mes parents.

Mon seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ravive la mémoire. La littérature se souvient de ce que nous avons oublié : écrire c’est lire en soi. L’écriture ranime le souvenir, on peut écrire comme l’on exhume un cadavre. Tout écrivain est un « ghostbuster » : un chasseur de fantômes. Des phénomènes curieux de réminiscences involontaires ont été observés chez quelques romanciers célèbres. L’écriture possède un pouvoir surnaturel. On peut commencer un livre comme si on consultait un mage ou un marabout. L’autobiographe se situe à la croisée des chemins entre Sigmund Freud et Madame Soleil. Dans A quoi sert l’écriture ? un article de 1969, Roland Barthes affirme que « l’écriture (…) accomplit un travail dont l’origine est indiscernable ». Ce travail peut-il être le retour soudain du passé oublié ? Proust, sa madeleine, sa sonate, les deux pavés disjoints de la cour de l’hôtel de Guermantes qui l’élèvent dans « les hauteurs silencieuses du souvenir » ? Mmh, ne me mettez pas trop la pression, s’il vous plaît. Je préfère choisir un exemple aussi illustre mais plus récent. En 1975, Georges Perec commence W ou le souvenir d’enfance par cette phrase : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. » Le livre entier en regorge. Il se passe quelque chose de mystérieux quand on ferme les yeux pour convoquer son passé : la mémoire est comme la tasse de saké qu’on sert dans certains restaurants chinois, avec une femme nue qui apparaît progressivement, au fond, et disparaît dès que le bol est étanché. Je la vois, je la contemple, mais dès que j’en approche, elle m’échappe, elle se volatilise : telle est mon enfance perdue. Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un Polaroid. Si j’ose me citer — et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention — ce phénomène curieux s’est déjà produit. Quand j’écrivais Windows on the World en 2002, une scène a surgi de nulle part : par un matin froid de l’hiver 1978, je sors de l’appartement de ma mère pour marcher jusqu’à mon lycée, mon sac US sur le dos, en évitant les traits de ciment qui séparent les dalles du trottoir. Ma bouche crache de la fumée, je crève d’ennui et je me retiens de me jeter sous l’autobus 84. Le chapitre s’achevait par cette phrase : « Je ne suis jamais sorti de ce matin-là. » L’année suivante, la dernière page de L’égoïste romantique évoque l’odeur du cuir qui m’écœurait lorsque j’étais petit garçon, dans les voitures anglaises de mon père. Quatre ans plus tard, rédigeant Au secours pardon, je me suis souvenu avec délice d’un samedi soir dans le duplex paternel, où mes pantoufles et mes rougissements séduisirent quelques mannequins nordiques qui écoutaient le double album orange de Stevie Wonder. J’ai attribué à l’époque ces souvenirs à des personnages de fiction (Oscar et Octave), mais personne n’a cru qu’ils étaient imaginaires. J’essayais de parler de mon enfance, sans oser vraiment.

A partir du divorce de mes parents, ma vie fut coupée en deux. D’un côté : morosité maternelle ; de l’autre : hédonisme paternel. Parfois l’ambiance s’inversait : plus ma mère remontait la pente, plus mon père se murait dans le silence. L’humeur de mes parents : vases communicants de mon enfance. Le mot vase évoque aussi l’idée de sables mouvants. J’ai probablement dû me bâtir sur un terrain meuble. Pour qu’un de mes parents fût heureux, il était préférable que l’autre ne le fût pas. Cette lutte n’était pas consciente, au contraire il n’y a jamais eu la moindre trace visible d’hostilité entre eux, ce mouvement de balancier était d’autant plus implacable qu’il gardait le sourire.

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Voyelles, consonnes

Le 28 janvier 2008, la soirée avait bien commencé : dîner arrosé de grands crus, puis tournée habituelle de bars tamisés, consommation de shots de vodka multicolores, au réglisse, à la noix de coco, à la fraise, à la menthe, au curaçao ; avalés cul sec, les verres noirs, blancs, rouges, verts, bleus, avaient la couleur des voyelles de Rimbaud. Je fredonnais Where is my mind des Pixies sur mon scooter. J’étais déguisé en lycéen, chaussé de boots camarguaises en daim, cheveux mi-longs en bataille, cachant mon âge dans ma barbe et mon imperméable noir. Je pratique ce genre de dérive nocturne depuis plus de vingt ans, c’est mon sport favori, celui des vieux qui refusent de vieillir. Pas facile d’être un enfant prisonnier dans un corps d’adulte amnésique. Dans Sodome et Gomorrhe, le marquis de Vaugoubert veut avoir l’air « jeune, viril et charmant, alors qu’il n’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions ». On voit que le problème n’est pas récent ; Proust a utilisé le nom du château de mon arrière-grand-père Thibaud. Une ivresse légère commençait à ouater la réalité, à ramollir ma fuite, à rendre acceptables mes enfantillages. Depuis un mois, une nouvelle loi républicaine interdisait de fumer à l’intérieur des discothèques, un attroupement s’était formé sur le trottoir de l’avenue Marceau. J’étais un non-fumeur solidaire des jolies filles sur escarpins vernis qui se penchaient vers les briquets tendus. L’espace d’un instant, leur visage s’éclairait comme sur les tableaux de Georges de La Tour. Je tenais un verre dans une main, de l’autre je m’accrochais à des épaules fraternelles. Je baisais la main d’une serveuse en attente d’un rôle dans un long métrage, tirais les cheveux d’un rédacteur en chef de magazine dénué de lecteurs. Une génération insomniaque se rassemblait un lundi soir pour lutter contre le froid, la solitude, la crise qui se profilait déjà à l’horizon, allez savoir, les excuses pour se bourrer la gueule ne manquaient jamais. Il y avait aussi un acteur de cinéma d’auteur, quelques chômeuses, des videurs noirs et blancs, un chanteur démodé et un écrivain dont j’avais publié le premier roman. Quand ce dernier a sorti un sachet blanc pour verser de la poudre sur le capot d’une Chrysler noire qui scintillait dans la contre-allée, personne n’a protesté. Braver la loi nous amusait ; nous vivions des temps de Prohibition, il était l’heure de désobéir comme Baudelaire et Théophile Gautier, Ellis et McInerney, ou Blondin que Nimier venait délivrer du commissariat déguisé en chauffeur de maître. J’écrasais méticuleusement des cailloux blancs à l’aide de ma carte en plastique doré tandis que mon collègue écrivain se plaignait d’une maîtresse encore plus jalouse que sa femme, ce qu’il considérait (et croyez bien que j’opinais du chef) comme une impardonnable faute de goût. Soudain la lumière d’un gyrophare me fit relever la tête. Une voiture bicolore s’arrêta devant nous. D’étranges lettres bleues étaient peintes sur la portière blanche, soulignées par un rectangle rouge. La lettre P. Consonne. La lettre O. Voyelle. La lettre L. Consonne. La lettre I. Voyelle. J’ai pensé à ce jeu télévisé : « Des Chiffres et des Lettres. » La lettre C. Ah, zut alors. La lettre E. Ces lettres éparses avaient sans doute un sens caché. Quelqu’un cherchait à nous prévenir, mais de quoi ? Une sirène s’est mise à hurler, sa lumière bleue pivotant comme sur une piste de danse. Nous avons détalé tels des lapins. Des lapins portant des vestes cintrées. Des lapins chaussés de bottines à semelles lisses. Des lapins ignorant que le 28 janvier 2008 était la date de l’ouverture de la chasse dans le VIIIe arrondissement. L’un des deux lapins avait même oublié sa carte de crédit sur le capot de la voiture avec son nom thermoformé dessus, et l’autre n’a pas songé à jeter les paquets illégaux cachés dans ses poches. De ce petit jour date la fin de ma jeunesse interminable.