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— Je n’ai pas voulu risquer de faire subir le même sort à mes enfants alors j’ai été lâche…

Le fils du martyr de la bataille de Champagne se reprochait de ne pas en avoir été un autre. J’ai secoué la tête :

— Arrêtez de répéter une chose pareille. Au contraire, Bon Papa, vous êtes entré dans la Résistance, au maquis de l’ORA[1] dans le Limousin en 1943.

— Oui mais j’y suis entré très tard, comme Mitterrand. (Il prononçait « mitrand ».) Frédéric, comment as-tu pu soutenir les communistes ? Les gars de Guingouin ont failli me flinguer tu sais, on était un réseau concurrent, ils étaient très dangereux…

Je ne voulais pas répondre que j’avais soutenu les communistes pour désobéir à ma condition sociale, donc à lui. Je n’osais pas dire que j’y voyais aussi la continuation de la charité chrétienne par d’autres moyens. Les conversations entre générations sont rares, il ne faut pas digresser ; si l’on perd le fil on risque de ne jamais le retrouver (c’est d’ailleurs ce qui s’est passé). L’important, c’est que mon grand-père n’avait pas connu son père parce que celui-ci était mort. Moi, c’était presque pire : je fus privé de père alors qu’il était vivant. Ma fille endure sans doute la même étrange absence ; le silence des vivants est plus difficile à comprendre que celui des morts. J’aurais dû prendre la main de mon ancêtre mais dans ma famille on ne se touche pas.

— Bon Papa, vous avez été héroïque de rester avec vos enfants, tant pis pour la France.

En prononçant cette phrase, je savais que je risquais une gifle mais mon grand-père était fatigué, il s’est contenté de soupirer. Il m’a demandé ensuite si je priais pour lui et j’ai menti. J’ai dit oui. Il actionnait la pompe à morphine, et planait vraiment : c’est drôle de se dire que notre système de santé drogue les cancéreux en toute légalité, tandis que ceux qui se défoncent dans la rue finissent la nuit en taule (sont-ils vraiment moins malades ?). Quand je suis sorti de la clinique, la nuit était tombée comme si quelqu’un avait éteint la lumière.

Sur son lit de mort, mon grand-père m’avait dit, en gros : « Fais l’amour, pas la guerre. » Au moment ultime, l’ancien commandant décoré de la croix de guerre 39–45 devenait idéologiquement soixante-huitard. J’ai mis des années à comprendre ce qu’il essayait de me dire au moment fatal : toi Frédéric, tu n’as pas vécu la guerre qui a précédé ta naissance, mais tes parents et grands-parents en conservent le souvenir, même inconscient, et tous tes problèmes, et les leurs, ont un lien direct avec la souffrance, la peur, les rancœurs et les haines de cette période de l’Histoire de France. Ton arrière-grand-père fut un héros de 1914–1918, ton grand-père est un ancien combattant de la guerre suivante, et tu crois que cette violence n’a eu aucune conséquence sur les générations ultérieures ? C’est grâce à notre sacrifice que tu as pu grandir dans un pays en paix, mon petit-fils chéri. N’oublie pas ce que nous avons traversé, ne te trompe pas sur ton pays. N’oublie pas d’où tu viens. Ne m’oublie pas.

On l’a enterré une semaine après, au cimetière marin, devant l’église de Guéthary, parmi les croix penchées, sous la pierre où ma grand-mère l’attendait déjà, avec vue sur l’océan derrière les collines ; les vallons verts mariés au bleu profond de la mer. Pendant la cérémonie, ma cousine Margot Crespon, jeune comédienne à fleur de peau, a lu une contrerime de Toulet (poète opiomane qui repose dans le même cimetière que mon grand-père morphinomane) :

« Dormez, ami ; demain votre âme Prendra son vol plus haut. Dormez, mais comme le gerfaut, Ou la couverte flamme.
Tandis que dans le couchant roux Passent les éphémères, Dormez sous les feuilles amères. Ma jeunesse avec vous. »

J’avais choisi ce poème parce qu’il ressemble à une prière. En sortant de l’église, j’ai vu le soleil se dissoudre dans les branches d’un cyprès comme une pépite d’or dans la main d’un géant.

12

Avant d’être mes parents, ils étaient deux voisins

En France c’était l’après-guerre, la Libération, les trente glorieuses, bref, le devoir d’oubli qui précéda le devoir de mémoire. Guéthary n’était plus aussi chic qu’avant les congés payés : les « estivants » envahissaient les plages, embouteillaient les routes, polluaient le sable de papiers gras. Mes grands-parents pestaient des deux côtés du Chemin Damour contre la démocratisation de la France. À l’étage de la villa des Beigbeder, quand Jean-Michel, en chandail blanc, s’accoudait au balcon, il pouvait épier ce qui se tramait dans le jardin de la maison d’en face : les deux filles Chasteigner, Christine et Isabelle, jouaient au badminton ou buvaient des orangeades, ou se maquillaient pour aller au toro de fuego du 14 juillet. J’ai vérifié : du balcon de Cenitz Aldea, l’on a toujours une vue plongeante sur le perron de Patrakénéa, comme dans un décol leté. J’ai hâte d’espionner les nouveaux propriétaires quand j’irai boire le thé chez ma tante Marie-Sol, qui réside toujours dans la villa des Beigbeder (la maison des Chasteigner a été vendue l’an dernier). Cette configuration géographique n’est pas anodine dans l’histoire de ma vie. Si mon père n’avait pas observé les filles Chasteigner par-dessus la route, je ne serais pas ici pour en parler. A mes yeux, ce balcon peint en bleu est un lieu aussi sacré que celui de Vérone chez Shakespeare.

Les stations balnéaires ne sont pas uniformes. Chaque plage de la Côte basque possède sa personnalité propre. La grande plage de Biarritz est notre Croisette cannoise, avec le Palais en guise de Carlton rose, et le Casino comme un Palm Beach défraîchi. On pourrait se croire aussi sur les planches de Deauville, quand on s’assied en terrasse pour commander des huîtres et du vin blanc, en regardant déambuler des familles en bermuda qui n’ont jamais entendu parler des bals du marquis de Cuevas. La plage de Bidart est plus familiale, c’est la même bourgeoisie à pulls sur épaules qu’à Ars-en-Ré. A éviter si l’on n’aime pas les cris d’enfants noyés, les serviettes de bain Hermès ou les prénoms composés. Surnommée « la bâtarde des basques », la plage de Guéthary est plus sauvage, prolétaire ; elle a l’accent du pays et rassemble beaucoup d’ex-toxicomanes en désintox. Elle sent la friture et l’huile solaire bon marché ; on s’y déshabille dans des tentes rayées rouge et blanche louées pour la saison. Même les vagues diffèrent de baie en baie : plus droites à Biarritz, plus dangereuses à Bidart, plus hautes à Guéthary. A Biarritz, les vagues te cassent le dos sur le sable, à Bidart les baïnes t’aspirent vers le large, à Guéthary les rouleaux te broient sur les rochers. A Saint-Jean-de-Luz la digue a castré la houle, c’est pourquoi les vieux, assis sur des bancs, ne commentent que le vol des goélands et le passage des hélicoptères de secouristes. A Hendaye se trouvent les plus gros rouleaux, dont la célèbre « Belharra », une vague de 15 à 18 mètres que les surfeurs les plus psychopathes affrontent tractés par un scooter des mers. La plage des Alcyons, c’est carrément la grève bretonne, avec les embruns en guise de brumisateur, et les galets comme « foot massage » ; la Chambre d’Amour est un refuge pour romantiques indépendantistes et dragueurs nostalgiques de la Rolls Royce d’Arnaud de Rosnay ; la Côte des Basques sert de rendez-vous pour conducteurs de minibus Volkswagen remplis de fumée rigolote et de bikinis qui sèchent ; la Madrague est snob, tropézienne comme son nom d’emprunt. La plage préférée des habitants du coin se nomme Erretegia, cirque naturel splendide entre Ilbarritz et Bidart. Sa qualité principale : les Parisiens ne la connaissent pas. Pourquoi ma mémoire ne retient-elle que Cénitz ? Est-ce seulement à cause du nom de la villa des Beigbeder à Guéthary : Cenitz Aldea ? Cénitz est revêche, avec ses rochers qui coupent et son sable piquant. Cénitz est fougueuse, désagréable, déprimée, sauvage. Les vagues qui s’y lèvent sont grosses, lourdes, désordonnées, sales, bruyantes. Il y fait souvent très froid. Dans le Pays basque, le soleil est une denrée rare : on l’attend, le curé prie à la messe du dimanche pour qu’il arrive, on en parle sans cesse, on se rue aux Cent Marches ou à la Plancha dès qu’il apparaît, et le lendemain il pleut de nouveau mais on s’en fout puisqu’on se réveille à cinq heures de l’après-midi. Le soleil est anormal à Guéthary mais comment se lasser de pareils ciels ? Le ciel est un océan suspendu. De temps à autre, il fond sur nous, lavant les collines et les maisons à l’eau de mer. Mon seul souvenir d’enfance se déroule sur la plage la moins accueillante de France. Mon cerveau n’a pas sélectionné cet endroit par hasard. C’est en descendant à Cénitz que mon père a failli mourir à neuf ans, traîné par un train. C’est sur la route de Cénitz qu’il a rencontré ma mère, en vacances dans la villa d’en face. Et c’est dans ce village qu’ils se sont mariés. Cénitz est un concentré de toute ma vie. Me souvenant de ce seul lieu, je me résume, je me condense. Se souvenir du cœur de soi évite d’avoir à se rappeler le reste ; ma mémoire est paresseuse, elle a retenu Cénitz comme une antisèche mnémotechnique dont découle mon existence. Comme dans Mulholland Drive de David Lynch, le plus grand film sur l’amnésie, où une simple clé bleue suffit à reconstruire une vie détruite. Imaginez un bourdonnement monter en fond sonore pour dramatiser la situation, car ici on approche du noyau thermonucléaire de mon Histoire. Je vais dessiner un schéma ci-dessous pour vous permettre d’y voir plus clair.

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1

Organisation de Résistance de l’Armée, créée en janvier 1943 par le Général Frère.