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Il quitta la cafétéria et se fit déposer en taxi devant le 65 Morton Street.

*

Il sonna à chaque interphone et attendit que quelqu'un finisse par lui ouvrir. Il croisa une femme sur le palier du second étage et lui annonça très naturellement qu'il venait livrer un pli à Mlle Baker. En arrivant devant la porte du 6B, il lui suffit d'un petit coup d'épaule pour l'ouvrir. Une fois à l'intérieur de l'appartement, il regarda autour de lui, s'approcha du bureau, et fouilla les tiroirs.

Ils ne contenaient que quelques stylos et un bloc-notes. La première page comportait une série de chiffres incompréhensible. Sur la deuxième on pouvait distinguer l'empreinte d'un message rédigé sur une feuille qui avait dû être arrachée. Les marques étaient suffisamment formées pour rester lisibles.

« Je ne plaisantais pas en vous mettant en garde, Suzie. Faites attention, ce jeu est dangereux. Vous savez comment me joindre, n'hésitez pas en cas de besoin. »

Le reste du carnet était vierge. Andrew photographia les deux premiers feuillets avec son téléphone portable. Il alla inspecter la chambre à coucher et la salle de bains. De retour dans le salon, alors qu'il examinait attentivement les photographies au mur et redressait un cadre, il entendit la voix de sa conscience lui demander à quoi il jouait, qu'imaginerait-il comme excuse si quelqu'un entrait ? Et la même petite voix l'incita à quitter les lieux sur-le-champ.

*

Quand Simon rentra chez lui, il trouva Andrew assis au petit bureau de sa chambre, le nez collé sur son ordinateur portable, un verre de Fernet-Coca à moitié vide en main.

– Je peux savoir ce que tu fais ?

– Je bosse.

– Tu en as bu combien ?

– Deux, peut-être trois.

– Trois ou quatre ? s'enquit Simon en lui confisquant le verre.

– Tu m'emmerdes, Simon.

– Tant que tu dors sous mon toit, accepte la seule chose que je te demande en contrepartie. Le Coca sans Fernet, c'est si difficile que ça ?

– Plus que tu ne le penses. Ça m'aide à réfléchir.

– Parle-moi de ce qui te tracasse, on ne sait jamais, un vieil ami pourrait rivaliser avec une boisson amère.

– Quelque chose ne tourne pas rond chez cette fille.

– Celle de la bibliothèque ?

Simon s'allongea sur le lit, bras derrière la nuque.

– Je t'écoute.

– Elle m'a menti.

– À quel sujet ?

– Elle prétend avoir emménagé il y a peu dans cet appartement de Morton Street, mais c'est faux.

– Tu en es certain ?

– L'air de New York est pollué, mais pas au point que des cadres photo laissent des marques aux murs en quelques semaines. Maintenant, la question est pourquoi ce bobard ?

– Pour que, justement, tu n'ailles pas fouiner dans sa vie. Tu as dîné ? questionna Simon.

– Oui, répliqua Andrew en montrant le verre que Simon lui avait confisqué.

– Mets ta veste !

La nuit approchait, les rues du West Village étaient de nouveau fréquentées. Andrew s'arrêta sur le trottoir en face de son immeuble et leva les yeux vers les fenêtres du troisième étage qui venaient de s'éteindre.

– C'est une couche-tôt, ta locataire, dit Simon.

Andrew regarda sa montre. La porte de l'immeuble s'ouvrit. Suzie Baker remonta la rue, sans les avoir aperçus.

– Si l'envie de la suivre te traversait l'esprit, c'est sans moi, chuchota Simon.

– Viens, répondit Andrew en l'empoignant par le bras.

Ils s'engagèrent sur West 4th Street dans les pas de Suzie. La jeune femme entra chez Ali, l'épicier qui connaissait tous les gens du quartier. Elle en ressortit à peine entrée, et se dirigea droit vers Andrew.

– Quelles piles faut-il mettre dans la télécommande ? J'adore m'endormir devant la télé, dit-elle à Andrew en ignorant Simon.

– Des doubles A, je crois, bafouilla Andrew.

– Des doubles A, répéta-t-elle en retournant à l'intérieur de l'épicerie.

Andrew dévisagea Simon et lui fit signe de venir. Ils retrouvèrent Suzie devant la caisse. Andrew tendit un billet de dix dollars à Ali pour les piles.

– Je préfère quand vous me suivez de plus près, c'est moins inquiétant, dit Suzie.

– Je ne vous suivais pas. Nous allions dîner au café Cluny, à deux rues d'ici, si le cœur vous en dit, vous pouvez vous joindre à nous.

– Je me rendais à une exposition de photos dans le Meatpacking, accompagnez-moi, nous irons ensuite dîner tous ensemble.

Les deux compères échangèrent un coup d'œil et acceptèrent.

– Je vous assure que nous ne vous suivions pas, insista Simon.

– J'en suis convaincue !

*

La galerie était immense et la hauteur sous plafond vertigineuse. Suzie regarda les aspérités sur les murs en béton architectonique.

– Ce doit être assez amusant de grimper au plafond ici, dit-elle rieuse.

– Mademoiselle est alpiniste à ses heures, précisa Andrew à l'attention de Simon qui restait bouche bée.

Suzie s'approcha d'une photographie reproduite sur une toile de quatre mètres par trois. Deux alpinistes faisant face à un vent dont les spirales de neige laissaient imaginer l'intensité plantaient un fanion au sommet de l'Himalaya.

– Le toit du monde, dit Suzie rêveuse. Le but ultime de tout grimpeur. Hélas, cette grande dame est souillée par trop de touristes.

– L'escalader fait partie de vos projets ? demanda Andrew.

– Un jour peut-être, qui sait.

Puis Suzie se dirigea vers un autre cliché pris depuis la moraine d'un glacier. Des sommets inquiétants se découpaient dans un ciel bleu nuit.

– C'est la Siula Grande, au Pérou, dit Suzie, 6 344 mètres. Seuls deux alpinistes ont réussi à la dompter. Des Anglais, en 1985, Joe Simpson et Simon Yates. L'un d'eux s'est brisé la jambe en dévissant sur le chemin du retour. Deux jours durant, son compagnon de cordée l'a aidé à redescendre. Et puis le long d'une falaise, Joe a heurté la paroi. Simon ne pouvait pas le voir. Il ne sentait que ses quatre-vingts kilos au bout de la corde. Il est resté la nuit entière, dans le froid, les pieds ancrés dans la glace à retenir son camarade, au bout de cette corde qui l'entraînait, centimètre par centimètre, vers le gouffre. Au matin, la corde était immobile, Joe, en gesticulant, l'avait coincée dans une anfractuosité. Convaincu que son compagnon était mort, Simon s'est résolu à faire la seule chose qui pouvait lui sauver la vie, il a tranché la corde. Joe a fait une chute de dix mètres, la croûte neigeuse a craqué sous le poids de son corps et il a été englouti dans une crevasse.

Mais Joe était toujours en vie. Incapable de remonter avec sa blessure, il a eu le courage fou de descendre vers le fond de la crevasse. La Siula Grande ne devait pas vouloir de lui, car il a découvert un passage, et, en dépit de sa jambe cassée, il a réussi à sortir. Ce qu'il a fait ensuite pour se traîner jusqu'à la moraine dépasse l'entendement tant l'effort nécessaire était surhumain. L'histoire de Joe et Simon est entrée dans la légende de l'alpinisme. Personne n'a réussi à renouveler l'exploit. La Siula Grande a retrouvé sa pureté.

– Impressionnant, siffla Andrew. C'est à se demander s'il faut du courage ou de l'inconscience pour aller s'aventurer sur de tels sommets.

– Le courage, ce n'est qu'un sentiment plus fort que la peur, dit Suzie. On va dîner ?

*

Simon avait succombé au charme de Suzie, Suzie s'en rendait compte sans rien en faire paraître et en jouait, ce qui fascinait Andrew. Qu'elle le fasse boire et feigne d'être intéressée par sa conversation sur les voitures de collection l'amusait beaucoup. Andrew profita de ce moment pour l'observer, parlant peu, jusqu'à ce qu'elle demande à Simon quel genre de reporter était Andrew.